OEP506_1.jpg
Agnes Zwierko (Clytemnestre) et Lise Lindstrom (Elektra).

 

Si l'on excepte une inoubliable version concert que l'Orchestre symphonique de Montréal avait donnée en 2001 sous la direction de Charles Dutoit et mettant en vedette Elizabeth Connell, Elektra n'avait pas résonné dans la salle Wilfrid-Pelletier depuis 1967, alors que l'Opéra de Vienne affichait Karl Böhm, Birgit Nilsson, Leonie Rysaneck et Regina Resnik...

Pour succéder à ces figures légendaires de l'art lyrique, l'Opéra de Montréal a réuni autour de Yannick Nézet-Séguin une équipe solide de chanteurs sachant répondre globalement très bien aux exigences quasi inhumaines de la partition. Dans le rôle-titre, l'Américaine Lise Lindstrom inspire toutefois en un premier temps les plus vives craintes sur sa capacité à surmonter l'écriture assassine de Strauss ; puis, passée la première demi-heure, sa voix d'abord mal assurée se place enfin pour se révéler d'une endurance à toute épreuve. Outre des aigus tranchants et une projection puissante, elle possède une qualité rare chez les sopranos dramatiques : un timbre juvénile convenant admirablement au personnage. Vêtue à la garçonne, cette Elektra surprend par ses splendides cheveux blonds et la propreté de sa personne, alors qu'on l’imagine plutôt en haillons et se terrant dans la cour du palais royal de Mycènes telle une bête sauvage traquée par les hommes. Quatre ans après sa magnifique Salomé, Nicola Beller Carbone est une Chrysothémis habitée, vibrante, et au chant racé. Pour sa part, la Clytemnestre d'Agnes Zwierko est sidérante, grâce à sa voix de mezzo-soprano aux riches harmoniques et à la force de son incarnation de la reine tourmentée par sa conscience. Après vingt ans d'absence de l’Opéra de Montréal, le baryton Alan Held effectue un retour remarqué dans le rôle d'Oreste, dont il maîtrise parfaitement l'écriture vocale et qu'il interprète avec une belle sobriété. En plus de John Mac Master impeccable en Égisthe, le ténor Isaiah Bell est superbe en jeune Serviteur, de même que les cinq Servantes et la Surveillante.

Avec ses musiciens de l'Orchestre Métropolitain, Yannick Nézet-Séguin se mesure pour la première fois à cette œuvre dont il offre une lecture passionnante mais un peu trop sage, comme s'il demeurait encore légèrement en retrait de la sauvagerie extrême du sujet, de sa dimension excessive. Animé d'un grand souci du détail, il sait mettre en relief des passages d'une grande expressivité, comme celui où la reine décrit la « chose » effrayante qui rampe sur elle et finit par envahir tout son être. On peut par ailleurs être étonné que le fameux thème d'Agamemnon par lequel s'ouvre et se termine l'opéra ne soit pas plus percutant, voire acéré, tel un coup de cravache. En accord avec cette vision du chef, le metteur en scène Alain Gauthier ne verse jamais dans l'outrance, tout en explorant avec finesse les relations entre les protagonistes. Il utilise de façon judicieuse la verticalité, qui indique ici une sorte de rapprochement spirituel avec le roi disparu. Elektra, et Chrysothémis vers la fin, montent à certains moments clés de l'action dans un grand escalier mobile qui leur permet de se hisser près des hanches d'une immense sculpture d'Agamemnon nu et accroupi qui constitue à peu près le seul élément de décor. Conçue par Victor Ochoa, cette statue, qui n'est pas sans rappeler le style de Rodin et de Camille Claudel, pivote sur elle-même comme par la seule force d'Elektra, qui nous permet de découvrir au terme de la soirée toutes ses facettes : ce n'est qu'au dénouement, alors que s'accomplit le double sacrifice expiatoire, que le visage à la fois souffrant et courroucé d'Agamemnon nous apparaît en pleine lumière dans un effet particulièrement saisissant. Bien que l'on puisse imaginer la famille des Atrides s'entre-déchirer avec plus de violence et l'orchestre atteindre à un plus haut niveau d'incandescence, ce spectacle n'en présente pas moins une vision cohérente et intensément dramatique de la tragédie de Sophocle revisitée par Strauss et Hofmannsthal.

L.B.

A lire : notre édition d’Elektra, L’Avant-Scène Opéra n° 92


OEP506_2.jpg
A droite : Lise Lindstrom (Elektra). Photos : Yves Renaud.