Stéphane Degout (le Roi), Barbara Hannigan (Isabel), Gyula Orendt (Gaveston, l’Étranger), Peter Hoare (Mortimer), Samuel Boden (le Garçon, le Jeune Roi), Jennifer France (Témoin 1, Femme 1), Krisztina Szabó (Témoin 2, Femme 2), Andri Björn Róbertsson (Témoin 3, le Fou), Orchestra of the Royal Opera House, dir. George Benjamin, mise en scène : Katie Mitchell (Londres, 2018).
Opus Arte OA 1221 D. Distr. DistrArt.

 

Le trio Benjamin-Crimp-Mitchell a fait de Lessons in Love and Violence, comme du précédent opéra du compositeur britannique quoique dans une veine bien plus tourmentée, une machine dramaturgique d’une grande puissance. Aussi machiavélique que poétique, acéré, d’une violence plus suggérée qu’exhibée, imprégné d’un sens élisabéthain de la tragédie – il se réfère, quoique de loin, à Edward II de Marlowe – le livret y est assurément pour beaucoup, mais il ne prendrait pas corps de façon si saisissante sans la force stylistique d’une musique qui l’anime avec une telle pertinence.

Une plongée immédiate dans l’action donne le ton dès le lever de rideau. Katie Mitchell a choisi de conserver la plupart du temps sur le plateau un nombre important de protagonistes, souvent même la totalité, faisant de la cour un microcosme où le huis-clos est le plus souvent illusoire et où les paroles comme les actes portent leur propre mise en scène. Les chanteurs peuvent ainsi, avec une grande ductilité, se reconfigurer rapidement dans des situations vocales diversifiées, de l’intervention soliste à l’ensemble. Le montage très dynamique de plans largement diversifiés par de nombreux points de captation – y compris un spectaculaire surplomb de la scène – renforce à l’écran ce rythme dramaturgique soutenu.

On ne reviendra pas en détail ici sur un casting de très haute volée (voir notre compte rendu du CD Nimbus), qui agit comme exhausteur d’une écriture vocale capable de caractériser les personnages avec une rare acuité tout en restant stylistiquement homogène. Les barytons Stéphane Degout et Gyula Orendt incarnent bien au-delà du texte chanté l’ambiguïté de la relation passionnelle qui unit le roi Edward et son amant Gaveston. Ils se livrent vocalement à un jeu du chat et de la souris, déclinant une subtile gradation entre l’osmose totale et les frictions calculées. À leur forte présence scénique et vocale répond celle du camp adverse, représenté en premier lieu par Mortimer, que le ténor Peter Hoare saisit dans toute sa duplicité politique, dans sa dureté implacable, sans négliger ses failles ni ses faiblesses. Sa projection puissante est claire mais pas lisse, très précise dans son intonation et modulée par un vibrato très soigneusement maîtrisé permettant un riche nuancier. Quoique pour des raisons différentes, le rôle d’Isabel, épouse du roi – Barbara Hannigan, dont George Benjamin connaît particulièrement bien les atouts vocaux pour les avoir intégrés dans Written on Skin, mais qu’il oriente ici, comme tout l’opéra, vers un discours plus tendu – est aussi décisif, car il catalyse, sans pourtant les initier directement, les événements clés de l’action. Au cynisme de la scène où elle laisse une perle précieuse se dissoudre dans une coupe de vinaigre, d’autant plus dérangeant qu’il n’exclut pas la pertinence philosophique du raisonnement qui l’engendre, répond, autre culmination de son rôle, le désarroi du moment où Isabel, tentant un dernier sauvetage de son couple, se heurte à une fin de non-recevoir.

Le ténor beaucoup plus léger de Samuel Boden campe parfaitement la candeur d’un jeune roi initié à la violence de ses futures responsabilités. L’estime dans laquelle le tient Mortimer, qui pense exercer le pouvoir en en faisant sa marionnette, est bien résumée par la façon dont il imite sur le ton d’une moquerie à peine déguisée (scène 5) la plainte du jeune monarque qui demande grâce pour le fou prétendant à la couronne (« mercy »).

Trouvaille musico-dramaturgique particulièrement féconde, la présence de trois voix polyvalentes constitue à la fois un complément de rôles secondaires (les « témoins », gens du peuple victimes de l’incurie politique du roi et de Gaveston), et un collectif qui se substitue à un chœur constitué, dont la légitimité sur scène n’aurait pas été évidente. On peut entendre dans ces voix tantôt solistes, tantôt diffuses, un rappel d’une écriture orchestrale à la fois polyphonique et conçue comme un résonateur sélectif produisant une aura autour des voix principales. Le compositeur dirige ici l’orchestre londonien avec une grande précision et dans un souci permanent d’équilibre.

Si Katie Mitchell a joué la carte d’une certaine esthétisation de la mise en scène, elle l’a fait de façon mesurée. La scène de contact rapproché entre le roi et Gaveston relève presque de la chorégraphie et, lutte autant qu’étreinte, figure de façon éloquente la nature de leur relation amoureuse. Beaucoup plus convaincant que les scènes où les enfants royaux se meuvent au ralenti, le principe de symétrie qui dresse un miroir entre les deux parties – concernant le décor au même titre que les situations scéniques – insuffle une indéniable dynamique formelle. Cette nouvelle réussite opératique force l’admiration. Elle aiguise aussi la curiosité : et si George Benjamin se risquait un jour à collaborer avec d’autres partenaires ? Quelles surprises en résulterait-il ?

Pierre Rigaudière