Stéphane Degout (le Roi), Barbara Hannigan (Isabel), Gyula Orendt (Gaveston, l’Étranger), Peter Hoare (Mortimer), Samuel Boden (le Garçon, le Jeune Roi), Jennifer France (Témoin 1, Femme 1), Krisztina Szabó (Témoin 2, Femme 2), Andri Björn Róbertsson (Témoin 3, le Fou), Netherlands Radio Philharmonic Orchestra, dir. George Benjamin.
Nimbus Records NI 5976. Présentation et livret en anglais. Distr. Wyastone.

 

Dernier opéra en date de George Benjamin, Lessons in Love in Violence a connu sur les scènes qui l’ont coproduit (Londres, Amsterdam, Barcelone et Lyon entre autres) un large succès. D’un commun accord avec Martin Crimp, qui signe à nouveau un « texte » condensé, essentiel et au fort potentiel dramaturgique, le compositeur a évité un Written on Skin 2, même si le traitement particulièrement idiomatique de l’aigu de Barbara Hannigan tend naturellement une passerelle entre les deux opéras, qui prend la forme d’un certain onirisme vocal.

Là s’arrête la ressemblance, car Lessons est un opéra particulièrement sombre, fondé sur la fin du règne d’Edward II. Il s’agit bien d’un opéra sur la violence – physique, politique, sociale, amoureuse, conjugale –, mais qui s’inscrit en faux contre le mythe d’une mort particulièrement violente du souverain, mythe entretenu notamment par la pièce de Marlowe, mais qui semble historiquement infondé. L’un des moments les plus extraordinaires de l’ouvrage est justement cette mort, traitée de façon on ne peut plus ambiguë, et dont Edward lui-même semble ne pas se rendre compte, parce que s’opère dans son esprit une confusion, voire une fusion, entre l’étranger venu le tuer et son amant Gaveston.

Les deux parties – quatre puis trois scènes – sont rythmées sans temps mort et, musique comme texte, rien n’y est superflu. Foin d’entrées en scènes alambiquées, les voix principales seront très vite rassemblées, et révèlent immédiatement un excellent casting. Muni d’un grave coloré et solide, d’un aigu aussi facilement puissant qu’allégé et intimiste, le baryton Stéphane Degout couvre une palette expressive de nature à saisir le monarque qu’il incarne dans toutes les nuances de sa force, de ses faiblesses et de sa sensibilité. L’affrontement est constant avec Mortimer, qui voit d’un très mauvais œil le lien intime du roi avec Gaveston, l’ingérence du second dans les affaires politiques du royaume et l’incurie provoquée par cette relation. La densité et l’énergie du timbre de ténor de Peter Hoare sont en parfaite adéquation avec la détermination du personnage. Son vibrato contenu et sa concentration épousent remarquablement une écriture vocale économe de ses moyens mais riche de sa justesse expressive.

C’est pourtant dans les duos des deux barytons – le roi et Gaveston – que réside l’un des points clés de l’identité vocale de l’opéra. La quasi-gémellité vocale de Stéphane Degout et de Gyula Orendt, qui caractérise les moments où la proximité des deux hommes se traduit par des lignes vocales étroitement enchevêtrées en un beau contrepoint, vole en éclats dans les moments de tension, le second se faisant alors plus solaire. Dès sa première intervention développée à la scène 1 – lorsque résonne le cor solo, il est difficile de ne pas penser au Britten de la Serenade –, on saisit l’essentiel du personnage.

Si Barbara Hannigan intervient subrepticement, le personnage d’Isabel, épouse du roi, étant déjà sur scène, elle est néanmoins impossible à manquer puisqu’elle surplombe par sa tessiture cet environnement vocal masculin. Deux autres voix féminines, plus complémentaires que vraiment secondaires vu les rôles multiples qu’elles assument, apportent la largeur d’un timbre plus terrien de contralto (Krisztina Szabó) à la raucité parfois presque incantatoire, et un timbre de soprano plus charpenté (Jennifer France).

On appréciera une écriture orchestrale claire mais très sophistiquée, parfois tranchante et cultivant avec un extrême raffinement la maîtrise du relais, de la résonance sélective, de la mixture et de l’association de timbres sans pour autant verser dans une esthétique post-spectrale de la fusion. Ici, les lignes restent fondamentales, ainsi que la polyphonie, cette dernière étant particulièrement dense par ailleurs dans les ensembles vocaux. Parmi les constantes stylistiques des œuvres récentes du compositeur, on remarquera notamment des griffures portées dans la texture par des interventions fugaces de cuivres bouchés ou de cordes sans vibrato. Outre le cimbalom, qui a aujourd’hui intégré la palette d’assez nombreux compositeurs, deux scènes sont ici rythmées par un zarb iranien, coloré ici d’une très légère touche orientalisante, alors que la version captée à Londres (voir notre compte rendu du DVD Opus Arte) sonne plus jazzy. De façon générale, l’Orchestre philharmonique de la Radio néerlandaise semble s’être orienté vers une lecture plus « baroque » que l’orchestre de Covent Garden, au sens où on note une légère tendance à des gestes plus éruptifs, à des contrastes de couleurs plus marqués, que souligne en outre une prise de son plus aérée. La différence pourrait tenir, autant qu’à la spécificité de l’orchestre, à une plus grande aisance de George Benjamin qui a peut-être souhaité explorer d’autres pistes expressives. L’introduction orchestrale de la scène 5, qui souligne le tropisme parfois légèrement stravinskien du compositeur, semble même avoir été concernée par un dosage différent des timbres, peut-être même sous forme d’une retouche de la partition.

Pendant tout cet opéra, brillant et mû par une dramaturgie puissante, on apprécie que le compositeur n’ait effectivement pas tenté d’acclimater des trouvailles de son opéra précédent. Il s’agit bien là d’une musique totalement pensée pour ce cadre dramaturgique spécifique, avec des moyens musicaux entièrement conçus sur mesure. Du grand art assurément.

Pierre Rigaudière