Parmi les soixante-dix opéras composés par Gaetano Donizetti, la série des Tudor constitue un unicum remarquable qui englobe Elizabeth at Kenilworth Castle, Anne Boleyn et Marie Stuart avant Roberto Devereux (1837), créé au San Carlo de Naples. Lorsque Riccardo Frizza, directeur musical du festival Donizetti, et le metteur en scène shakespearien Stephen Langridge (direction artistique de Glyndebourne) unissent leurs compétences pour ce capolavoro, le meilleur peut advenir. C’est le cas pour cette nouvelle production qui célèbre avec éclat les dix ans du Festival dans Bergame, dernière année de l’inventive direction artistique de Francesco Micheli.
Comme le titre d’opéra ne le révèle pas, la protagoniste principale est la reine Elisabeth 1ère, femme vieillissante et amoureuse du jeune Devereux, conte d’Essex condamné pour trahison. Ce dernier, amant de l’épouse du Duc de Nottingham, son fidèle appui auprès de la reine, se met en danger par sa double trahison, amoureuse et politique. Le livret de Salvadore Cammarano (d’après Elisabeth d’Angleterre, tragédie de J.-F. Ancelot ) condense avec efficacité les jeux du pouvoir et de la passion qui se trament au sein du quatuor d’une « tragedia lirica », historisante… selon les canons du XIXe siècle. La sobriété d’une scénographie moderne (Katie Davenport) valorise les étapes tragiques des trois actes par l’espace scénique rapidement reconfiguré autour des protagonistes en riches costumes élisabéthains. Le glissement de parois mobiles, tantôt ouvertes (Palais de Westminster), tantôt closes pour l’intimité – telle la chambre de la duchesse Sara de Nottingham – enserre peu à peu le drame. Le triple code couleur – noir, blanc, rouge – renforce d’une part l’esthétique de « tableaux » élisabéthains, soulignés par un cadre blanc lumineux (néon) du plateau. Pour exemple, la vision rigide des courtisans hostiles à Devereux, à mi-hauteur de raides palissades, saisit le spectateur par l’alignement de têtes ceintes de la fraise blanche renaissante. D’autre part, le rouge flamboyant rapproche le trône d’Elisabetta du lit de la duchesse Sara. Le pouvoir royal et les feux de l’amour sont bien les forces antagonistes qui s’enchevêtrent, d’autant qu’au troisième acte, ce lit apparaît en suspension au-dessus des Lords qui condamnent l’ambitieux héros au trépas. La mort et le temps écoulé hantent justement le plateau dès le début du spectacle. Sur le proscenium, l’unique table est couverte d’un crâne entouré de fleurs et masques élisabéthains (une Vanité en peinture). De manière non allégorique enfin, un squelette entre dans la danse (mû par des marionnettistes) lors de chaque crise de doute ou de remords de la reine. Peut-on interpréter cette danse macabre comme un dédoublement d’Elisabetta (dont la robe moirée arbore un crâne en imprimé), craignant sa propre disparition ? Et craignant tout autant la condamnation de son jeune amoureux, que le metteur en scène métamorphose pudiquement par un tracé de « jeu de la pendaison » sur le fond de scène (troisième acte). Enfin, les éclairages travaillés (Peter Mumford) participent de la contemporanéité d’une production historisante, notamment l’opacité du cachot de la Tour de Londres.
Mais le meilleur, c’est avant tout la dramaturgie donizettienne en adéquation des crimes et châtiments. Pour cette version de 1837 (et non celle de Paris), Donizetti omet d’ailleurs de composer une ouverture pour privilégier l’immédiateté de notre immersion (Rossini avait innové ce procédé à Naples). En déployant une écriture quasi continue au sein de vastes numéros, il entremêle librement récitatif accompagné, arioso, bel canto, sans omettre les interpolations chorales qui désignent peu à peu le cinquième protagoniste de la tragédie. À la tête de l’excellent Orchestre du festival Donizetti et du Chœur performant de l’Accademia Teatro alla Scala, Riccardo Frizza valorise pleinement cette « inventivité musicale et grande liberté formelle qui transcende les règles du mélodrame lyrique » (ses propres notes de programme).
La distribution réunit trois étoiles internationales du bel canto qui s’engagent avec le goût du risque dans ces rôles d’une bravoure inégalée (hormis peut-être Anna Boleyn) et ce, sans omettre l’hyper-contrôle de la projection vocale. Les deux soprani, Jessica Pratt (Reine Elisabetta) et Raffaella Lupinacci (Sara) brillent de mille feux dans leurs rôles respectifs.Taillée sur le potentiel de la créatrice d’Elisabetta (Giuseppina Ronzi, 1837), la virtuosité de la première qualifie sa prise de rôle, après son succès ici même dans Elizabeth at Kenilworth Castle (2018). Elle se joue des coloratures incandescentes comme de l’ambitus assassin depuis les graves poitrinés jusqu’aux contre-aigus, toujours purs et lumineux. Mieux que cela, elle s’empare de la complexité psychologique d’une régnante impérieuse, femme dans le doute (duo avec le duc de Nottingham), meurtrie par la trahison de Roberto et celle de sa confidente Sara. Tendu depuis le premier acte, son arc dramatique culmine dans le terzetto du second acte avant d’éclater en interjections hallucinées au final. La seconde (Raffaella Lupinacci) conduit avec musicalité et sincérité tant la romance bellinienne d’introduction (avec flûte solo, comme Casta Diva) que la fureur amoureuse dans l’admirable duo avec Roberto (deuxième acte) ou encore l’âpreté du face à face avec son époux. Son partenaire, le ténor John Osborn (Roberto Devereux) crée l’événement en prenant le maximum de risque dans le doux registre plaintif de la scène du cachot (« Come uno spirto angelico »). Le phrasé est magistralement conduit, la suspension des sons filés pianississimi est auréolée d’une grâce émouvante. Les deux interprètes rivalisent de complicité musicale, laquelle génère un climax émotionnel. La basse Simone Piazzola (duc de Nottingham) a toute la noblesse que le rang de Lord et la fidélité du guerrier confère à ce rôle. Tandis que le legato est son point fort, une certaine monotonie de timbre s’installe cependant dans ses airs (cavatine du deuxième acte) et se libère enfin lors du tumultueux affrontement avec son épouse. Ici, sa fureur masculiniste imprègne tout le registre vocal. Participant aux jeux de pouvoir, les comprimari assument d’honnêtes prestations, tels David Astorga (Lord Cecil) et Fulvio Valenti (familier de Nottingham) tandis que la basse Ignas Melnikas, étudiant de la Bottega Donizetti, dote le rôle de Sir Raleigh d’un mordant expressif.
L’ambiance très cosmopolite du Festival bergamasque est enfin dans la salle, comme nous l’avions déjà perçu lors du fascinant Diluvio universale en 2023. L’empathie du public dévoile le lien fusionnel et quasi charnel entre lyricomanes italiens et chanteurs, au point de quémander le bis de l’air du cachot à John Osborn, finalement accordé par le chef. Et plus tard, d’acclamer pendant dix minutes le plateau où triomphe la somptueuse Elisabetta de Jessica Pratt dont la maturité fait fructifier sa formation auprès de Lella Cuberli.
S.T-L.
(c) Gianfranco Rota