Capitale européenne de la culture en 2023, Bergame affiche un programme ambitieux : en sus de son engagement pour préserver les ressources naturelles, les expositions et spectacles sont démultipliés. Au cœur de ce dispositif, le Festival Donizetti établit des passerelles non seulement avec ce programme environnemental, mais aussi avec le Musée Carrare par son exposition « Tuttain voi la luce mia ». Consacrée à la peinture d’histoire du XIXe siècle, celle-ci cible les thématiques du melodramma jusqu’à Verdi, et zoome en particulier sur les trois opéras de Donizetti de l’édition 2023 (notamment Episodio del Diluvio de F. Coghetti).  Pour la seconde soirée du Festival, l’équipe artistique s’est probablement interrogée en amont de sa nouvelle production : Il diluvio universale. Comment relier cet opéra biblique méconnu aux préoccupations de notre temps et au programme européen signalé ? La représentation lyrique apporte une solution crédible par une conscience éco-environnementale qui éclaire une réalisation musicale aboutie. Certains mélomanes connaissaient la version ultérieure du Diluvio universale (coffret Opera Rara en 2006), celle de Gênes en 1834. Le choix opportun du Festival Donizetti est la découverte de la version napolitaine originale (édition critique d’E. Cavalli) qui active la diversité des esthétiques que le compositeur manie à la cour royale de Naples (1822-1837). Sur le livret de Domenico Gilardoni, inspiré de la tragédie Il diluvio de F. Ringhieri et du poème Byronien (Heaven and Earth), Donizetti bâtit une azione tragica sacra en trois actes, créée au Real Teatro di San Carlo pendant la période du Carême en 1830. Indéniablement, le compositeur a souhaité se référer au Mosè in Egitto de Rossini, créé à Naples lors du Carême de 1818. Le propre vécu d’enfance de Gaetano ne l’a-t-il pas aussi inspiré ? Près de son habitation familiale à Bergame, la basilique Santa Maria Maggiore (où son professeur Simone Mayr est maître de chapelle) recèle l’immense toile du Passage de la mer rouge de Luca Giordano (1681), à proximité de celle du Déluge universel.

Pour cette production du Festival, le public est initié à la démarche innovante. Sa première immersion est d’être interpellé dès l’avant-spectacle. En premier lieu, sur le parvis extérieur du Théâtre Donizetti par des performers silencieux de la mouvance écologique. En second lieu, sur l’écran de fond de scène de la salle de spectacle, par des vidéos sur les catastrophes naturelles en pré-spectacle. En cohérence de ce sillage, la seconde immersion des spectateurs est d’être plongés dans une réalisation militante qui exploite la narration de l’opéra. Soit les affrontements entre le clan de Noé et celui de son opposant Cadmo, qui conduisent à la punition divine. Pas moins de onze rôles solistes entremêlent l’épisode de la Genèse précédant le Déluge – Noé et ses fils Jafet, Sem et Cham – aux vices et méchancetés de Cadmo, chef babylonien des satrapes de Sennáár. Prise entre les deux camps, la belle Sela, concubine de Cadmo, ne pourra être sauvée par Noé. Sa tragique destinée préfigure la catastrophe naturelle, entourée des corps qui se tordent au sol, comme sur les toiles baroques (plus haut citées).

La mise en scène et les vidéos du collectif MASBEDO, duo de performers touche-à-tout dans les arts visuels, déroulent un contrepoint à l’action. Autant le thème ecclésial et poétique de l’eau, source de vie, y figure de belle manière (gouttelettes accrochées aux branches), autant sa pollution et l’épuisement des ressources par la surconsommation s’amoncellent sur l’écran (et dans le jeu des protagonistes) au fil des revirements de situation. Certes, ce contrepoint peut parfois irriter par son envahissement visuel, mais sa beauté intrinsèque est travaillée en connexion des thématiques soulevées, plutôt qu’en redondance des scènes chantées. Ce parti pris semble pertinent au vu d’une narration (trop) compliquée pour les publics du XXIe siècle, moins instruits de la Genèse ou du Carême que les contemporains de Donizetti.

La dramaturgie donizettienne s’arcboute sur la vision grandiose d’une humanité plurielle en danger. À l’instar de l’oratorio La Création de Joseph Haydn, l’acteur principal en est davantage le collectif du chœur et de l’orchestre plutôt que les rôles répartis autour de Noé. D’excellentes formations musicales servent le projet : l’Orchestra Donizetti Opera, le Chœur de l’Accademia Teatro alla Scala. Sous la baguette de Riccardo Frizza, directeur artistique du Festival, l’architecture remarquable de la fresque biblique se construit peu à peu, ménageant pleins et vides, masse et soli, dont le poétique prélude de harpe (air de Jafet, 2e acte). La qualité strictement vocale du chœur (préparé par Salvo Sgrò) est stupenda : timbres irisés dès l’introduction, accents fiévreux, incantatoires ou martiaux, justesse harmonique, échantillon des nuances. Aussi le final apocalyptique résonne avec émotion dans la mémoire du public, renforcée par l’affichage sur écran des suppliques initiales : « Oh Dio di pietà, de l'uomo che sarà ! […] Non far che sommerso veggiam l'universo ; non l'orbe in un mar sepolti crollar [1]! »

La distribution homogène rassemble une pléiade d’artistes confirmés et quatre jeunes chanteurs issus de la Bottega Donizetti, structure professionnalisante du Festival. En 1830, confier le rôle du patriarche à un baryton-basse était l’occasion pour Donizetti de s’appuyer sur le talentueux Luigi Lablache. Au Festival, Nahuel Di Pierro (Noé) s’empare du rôle avec savoir-faire (grand ambitus vocal), élégance et autorité naturelle. Connotée à la prière du Moïse de Rossini, la noble émotion qui se dégage du « Dio tremendo » bénéficie du solo introductif de cor sur arpèges de harpe qui confère un halo romantique aux propos prophétiques. La prima donna Giuliana Gianfaldoni (Sela) délivre un chant particulièrement émouvant dans les arie cantabile. Ceux avec colorature côtoient les cimes du registre du soprano drammatico d’agilità. Victime quasi christique, sa dernière prestation  (« Senza colpa mi scacciasti ») atteint le sublime lors de sons filés pianissimi. Le duo expressif de Noé et Sela nous semble préfigurer celui du père et de la fille de Luisa Miller (opéra de Verdi, créé à Naples neuf ans plus tard). Troisième protagoniste, Cadmo est interprété avec hardiesse par Enea Scala, le ténor belcantiste qui parcourt l’Europe avec succès. Son engagement optimal contribue à dramatiser non seulement l’opposition au clan familial de Noé, mais aussi à dynamiser le triangle amoureux Sela-Cadmo-Ada (aria « Impudica », 1er acte) qui précipite le drame. La mezzo Maria Elena Pepi (Ada), confidente puis rivale de Sela, bénéficie d’un médium généreux, d’une sensibilité et d’une aisance scénique. Toutes les qualités qui signent les débuts prometteurs d’une recrue de la Bottega Donizetti (notons que l’opposition Sela/Ada, avant les noces de Cadmo/Ada, préfigure la dramaturgie d’Anna Bolena). Enfin, une pléiade de comprimari personnifie la tribu de Noé, celle qui repeuplera la Terre dans le récit de la Genèse. Les fils Jafet, Cham et Sem sont respectivement incarnés par les basses Nicolò Donini, Eduardo Martínez et le ténor Davide Zaccherini, tandis que leurs épouses respectives sont les soprani Sabrina Gardez, Sophie Burns et Erica Artina. Leurs prestations ponctuelles contribuent à l’excellence de la soirée.

Selon notre perception, cette production est le clou du Festival Donizetti 2023 car la conception de l’azione tragica sacra est aussi impressionnante que celle du Grand opéra en train de surgir sur la scène parisienne. Signalons la retransmission d’Il diluvio universale en streaming sur le canal Donizetti Opera Tube (https://donizettitv.uscreen.io/).

S.T-L.

 



[1] Dieu de miséricorde, que deviendra l'homme ! […] Que l'univers ne soit pas submergé, Que notre globe terrestre ne s’effondre pas dans les mers !