Découvrir la version française de Lucie de Lammermoor, signée des librettistes Alphonse Royer et Gustave Vaëz (ceux de la future Favorite), et créée au Théâtre de la Renaissance, tel est le second défi du Festival Donizetti en 2023. Le premier étant la révélation d’Il diluvio universale. Après la création de la version originale de Lucia di Lammermoor (Teatro San Carlo, Naples, 1835), exportée au Théâtre-Italien de Paris (1837) et sur les scènes européennes, celle française se déroule le 6 août 1839 au Théâtre de la Renaissance (Paris). Sur cette éphémère scène, le directeur Anténor Joly ambitionnait de promouvoir les auteurs (Ruy Blas de Victor Hugo) et compositeurs contemporains, différemment des trois scènes lyriques subventionnées de l’Opéra, l’Opéra-Comique et du Théâtre-Italien. Jouant sur la popularité du récent roman de Walter Scott (The Bride of Lammermoor), sa programmation de Donizetti, parisien depuis peu et fort prisé du public au Théâtre-Italien, était une habile stratégie avant la création de son opéra français, L’Ange de Nisida (métamorphosé en La Favorite) en complicité des mêmes librettistes. Quelques changements éclairent la partition « française » de Lucie de Lammermoor en rapport de l’originale : le remploi de la cavatine de Rosmonda d’Inghilterra (1834) pour l’entrée de Lucie (« Que n’avons-nous des ailes »), l’élargissement du rôle de Gilbert (réunissant ceux d’Alisa et de Normanno), la puissance du récitatif avec orchestre à l’heure où le modèle du Grand opéra s’implante. Mais surtout, la langue française apporte des couleurs moins ouvertes (au regard de l’italien) et confère davantage de précision au chant donizettien. La lisibilité pour les publics francophones permettait à cette version de traverser le XIXe siècle avec succès, au point d’attirer l’ironie de Flaubert dans un chapitre de Madame Bovary situé à l’Opéra de Rouen : une vision sarcastique dénonçant déjà le romantisme. Autant dire que cette version intrigue les mélomanes cosmopolites qui fréquentent aujourd’hui le Festival de Bergame.

Ni la couleur écossaise ni les mœurs de province au siècle de Flaubert ne tentent le metteur en scène de cette nouvelle production, Jacopo Spirei.  Lucie broyée par les masculinités toxiques au temps des sixties : tel est son parti pris, alors que le énième féminicide italien est dénoncé par le directeur artistique du Festival (Francesco Micheli) en préambule de la représentation. Cette orientation est lourdement démonstrative dès la scène initiale des chasseurs dans la forêt d’Ecosse, prédateurs de femmes violentées aux robes déchirées – quatre comédiennes sont leurs proies soumises. Certes, la secrète fiancée d’Edgard Ravenswood – ennemi de son clan familial – est confrontée aux violences symboliques exercées par les hommes, dont son frère Henry Ashton. Mais cette vision, constamment traitée au superlatif, affaiblit la progression dramatique. Celle qui cible la solitude de plus en plus douloureuse de Lucie, victime forcée au mariage, puis maudite par son ex-amant. Depuis la forêt hostile – toiles peintes et tronc d’arbre au pied duquel Lucie et Edgard échangent promesses et anneaux – jusqu’au château écossais et à la salle de réception du mariage, les violences faites aux femmes sont exacerbées par la virilité décomplexée d’hommes en costumes (Ashton), en kilt (Sir Arthur) ou en jeans (Edgard), sorte d’outsider de film noir, défiant les Ashton pistolet au poing. Dans cette logique, la scène de folie de Lucie est dé-romantisée. Dressée sur la table du banquet dans sa robe nuptiale souillée, le visage et les mains ensanglantées, elle devient une héroïne hugolienne en révolte, si ce n’est vériste, renversant farouchement les bancs des hommes  et fascinant les femmes (chœur), dont certaines (quatre comédiennes) se tordent dans les spasmes que déclenche chaque ornement vocal.

Hélas, la production du Festival Donizetti cumule les incidents, impondérables et structurels, qui ne permettent pas de vérifier la légitimité de l’exhumation un soir de première (18 novembre 2023). D’une part, l’orchestre Gli originali, sur instruments de l’Ottocento, peine à maintenir la justesse (particulièrement cors et trompettes) au fil d’un parcours tonal audacieux pour les années 1830. Ce parcours est sans doute plus exigeant que celui des sélections de leur album Signor Gaetano (label Pentatone) sélectionné aux International Classical Music Awards 2023. En dépit de la direction assurée du jeune chef Pierre Dumoussaud, ces difficultés permanentes dévoilent à quel point Donizetti était précurseur au vu de la facture instrumentale (sans les pistons des cuivres), rendant l’exécution difficile, au moins autant que celle contemporaine de la Symphonie fantastique ! À cela s’ajoute l’interférence ponctuelle d’une fête disco, probablement contigüe au Teatro Sociale, salle ancienne et intime de la città alta de Bergamo.

D’autre part, les difficultés générées par la distribution sont évidemment imputables à la fragilité de tout spectacle vivant. En premier lieu, la diction française fait défaut à quatre des six solistes et au chœur, ce qui fragilise cette version... En raison de l’indisposition de Caterina Sala (Lucie Ashton), annoncée en préambule, les prestations de la protagoniste sont accidentées dès son entrée (« Ô fontaine, source pure ») et se précisent lors du duo avec l’amoureux Edgard. Si le timbre est charnu et si l’assurance de jeu renouvelle la psyché du rôle (une rebelle ?), la dureté des attaques et vocalises aigües, la persistance du vibrato large caractérisent peu le chant stylisé de l’école belcantiste. Celui qu’incarnait la soprano Anna Thillon en 1839 dont le critique Berlioz, peu élogieux pour Donizetti, admirait le « soprano franc […] dont les cordes basses ne pêchent ni par la sonorité, ni par la qualité du son. Cette voix se prête aux vocalises légères, aux fioritures [par] son timbre enfantin ».

La distribution bergamasque est dominée par le baryton Vito Priante (Henri Ashton), première basse-taille en 1839, caractérisant l’odieux frère de Lucie. D’une richesse harmonique séduisante, le timbre se plie aux accents colériques ou impérieux lors des ordres délivrés à son clan ou bien lors de la confrontation avec Edgard, scandée par la vigueur de rythmes pointés à l’orchestre. La persuasion autoritaire dans le duo avec sa sœur (2e acte) est d’un panache et d’une qualité de prosodie excellente, tout aspect que l’artiste a déjà livré en endossant les rôles diaboliques des Contes d’Hoffmann (Teatro Real, Madrid). Quant aux deux ténors principaux, nous aurions presque suggéré d’intervertir leurs rôles. Autant l’interprète Patrick Kabongo (Edgard) assume le style « opéra-comique » d’un chant élégiaque et élégant (« Et bien Lucie », 2e acte), sans la projection vocale pour s’opposer à Ashton ou pour transcender la douleur en scène finale (« Ô bel ange, ma Lucie ! »), autant la puissance et la conviction de Julien Henric (Sir Arthur, rôle écourté de cette version) conviennent à l’ethos passionné de l’opéra. Le troisième ténor, David Astorga (Gilbert) déploie un charisme certain dans son double jeu d’entremetteur, porté par une aisance appréciable dans le récitatif (« Pour tuer notre amant »). Tout aussi convaincante, la basse Roberto Lorenzi (Raimond) devient acteur du drame lorsqu’il annonce le crime de Lucie perpétré sur son époux (« Malheur, malheur ! ») avec de funestes accents sur le large ambitus requis. Avec le déséquilibre de cette distribution, le sublime sextuor du deuxième acte (« Sur sa tête qu’il relève ») n’est pas l’explosion à laquelle l’auditeur aspire. De même, les scènes avec chœur (Académie du Teatro alla Scala, direction Salvo Sgró), artificiellement réjouissantes lors du mariage ou franchement cyniques, sont interprétées avec animation mais sans lisibilité du français.

Néanmoins, le moment de grâce eut lieu. En raison de l’indisposition de Caterina Scala, Vittoriana De Amicis (primée au 6e Concours international Renata Tebaldi ) assume le relais de Lucie à compter du troisième acte. La jeune artiste a le courage de chanter la scène de la folie au pupitre à l’avant-scène, page capitale du mélodrame romantique. Le public admire la pureté d’un soprano lirico spinto, la flexibilité des ornementations (seul le contre-mi résiste) et une musicalité qui englobe d’incessants changements de tempi suggérant son errance psychique : « Je vais loin de la terre au séjour de la lumière ». Le tout en parfaite connexion avec la conduite de maestro Dumoussaud, tandis que sa consœur (Caterina Sala) mime la scène sur le plateau avec un engagement sincère.

Une production donc solidaire… si ce n’est exaltante, que le public applaudit honnêtement.

S.T-L.