Hila Baggio (Miranda) et Giorgi Manoshvili (Caliban). © Clive Barda

Après avoir évoqué sa programmation et son organisation, voici quelques mots sur un autre élément fondamental du festival : ses bénévoles. Le recours à des bénévoles pour des manifestations publiques payantes, subventionnées et bénéficiant d’un mécénat privé est toujours l’objet de débats sans fin : d’une part, on peut considérer qu’ils remplissent une fonction qui pourrait être celle d'employés rémunérés – ce qui en plus accroîtrait l’impact économique positif du festival sur la ville – et au contraire, on comprend qu’il s’agit d’une économie majeure pour le festival qui, du fait, le rend possible. Nous ne prétendons pas trancher ici le débat, mais simplement rendre compte de l’expérience festivalière induite par le recours aux bénévoles. Ceux-ci se retrouvent ainsi proches des productions et peuvent y assister sans frais. L’écrasante majorité sont des femmes, retraitées ou en passe de l’être. Indéniablement, il semble que grâce à elles, le festival appartient un peu plus à la ville, puisque celles et ceux qui s’investissent dans des tâches essentielles comme le placement, la vente de programmes ou la tenue du vestiaire… s’emparent de l’événement avec un enthousiasme qui reflète leur engouement pour l’art lyrique et la fierté d’accueillir ces représentations. Dès lors, se créé une gémellité sensible entre le spectateur et l’ouvreur : tous deux mus par ce goût de l’opéra, ils contribuent à la perpétuation du festival de façon asymétrique, les uns en temps et force de travail, les autres en payant leur billet de spectacle, mais ils partagent le fait de soutenir le festival comme des supporters encouragent leur équipe de rugby. Les premiers par une joie manifeste à accueillir les seconds dans leur festival, et ces derniers par des applaudissements toujours nourris, enthousiastes et bienveillants à l’égard des artistes.

Ainsi, au-delà des fonctions remplies par ces bénévoles, c’est bien un esprit convivial, d’amour du spectacle et de l’opéra et de curiosité revendiquée qu’ils contribuent largement à faire vivre au Festival de Wexford.

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Avant de connaître une carrière de compositeur de grands opéras, Halévy fut chef de chant au Théâtre-Italien de Paris, à la suite de son apprentissage auprès de Cherubini au Conservatoire. Cet emploi donna au compositeur une expérience supplémentaire dans le domaine de la voix et particulièrement de la vocalité italienne (alors belcantiste). Cet idiome musical régnait en maître sur les scènes européennes, régénéré dans le grand opéra français – par Rossini lui-même, puis par Meyerbeer – dès la fin des années 1820, il était entretenu et cultivé dans les différents théâtres italiens installés dans les capitales européennes. Or, c’est pour celui de Londres qu’Halévy écrivit en 1850 cette Tempesta d’après la pièce de Shakespeare. De toutes les intrigues qui tissent la pièce du dramaturge anglais, le livret se concentre sur la rencontre entre Miranda et Fernando et la jalousie de Caliban, qui emprisonne Ariele et se voit ordonné par sa mère de ravir Miranda.

Écrite dans une veine donizettienne, cette Tempesta ne rechigne ni au spectaculaire, ni à la virtuosité vocale mais ce qui distingue l’œuvre c’est surtout son architecture générale. Du prologue au troisième acte, c’est un sentiment de continuité logique qui s'impose au spectateur et l’enchaînement conventionnel récit-air semble s’effacer derrière la progression dramatique, alors que c’est bien ce type d’écriture qui domine la partition. Halévy parvient ainsi à jouer de la profusion shakespearienne sans perdre le fil d’une narration continue. Ce sentiment est dû en large part à la mise en scène habile de Roberto Catalano. D’une grande sobriété, elle donne à voir avec subtilité la magie de la pièce en détournant des éléments de décors simples : la tempête initiale est ainsi une crise de folie collective, chaque membre du chœur cauchemardant sur un lit, et les interventions de Sycorax sont figurées par un discret haut-parleur qui descend des cintres, soulignant l’origine outre-réelle de cette voix. On apprécie aussi les interventions des danseurs qui, par exemple, viennent disposer des projecteurs pour éclairer la rencontre entre Miranda et Fernando, ou bien l’entrée de Caliban en scène : les belles lumières qui en résultent introduisent un peu de diversité dans l’éclairage du spectacle et les déplacements des danseurs créent un autre rythme que celui du découpage du livret.

Saluons aussi une distribution à la hauteur du défi : l’Ariele agile – et aussi très intelligente – de Jade Phoenix, le Caliban sombre et rustique à souhait de Giorgi Manoshvili (issu du programme Wexford Factory), le beau ténor de Giulio Pelligra (Fernando) qui accompagne le soprano fruité – disposant d’une belle assise dans le grave – d’Hila Baggio (Miranda). Le très jeune baryton Nikolay Zemlianskikh n’a pas grand-chose à chanter en Prospero mais il le fait bien, avec une belle autorité. Et les seconds rôles participent tous à la réussite du spectacle grâce à un investissement égal et un chant probe.

En fosse, Francesco Cilluffo tient l’orchestre et le plateau, insufflant la conscience de ce théâtre qui alterne entre états d’âmes et action. Jamais (tout comme ses collègues les soirs précédents, il nous faut souligner ici l’excellente acoustique de ce théâtre de taille raisonnable et intégralement revêtu du bois) il ne couvre les voix, et il fait mieux qu’accompagner, il dirige véritablement les chanteurs – preuve que même (ou surtout ?) dans ce répertoire, la présence du chef va bien au-delà du soutien au plateau.

Jules Cavalié


Giorgi Manoshvili (Caliban). © Clive Barda