© Klara Beck

L’Opéra national du Rhin fait le plein en intégrant à son répertoire une production célèbre outre-Rhin, le West Side Story de la Komische Oper de Berlin, mis en scène par Barrie Kosky et chorégraphié par Otto Pichler, qui n’avait jamais encore franchi les frontières de l’Allemagne.

Barrie Kosky est un génie de la scène, un de ceux qui savent faire aussi bien avec peu qu’avec des moyens importants pour captiver l’attention du spectateur par ce qu’il produit sur le plateau, que ce soit dans le grand répertoire d’opéra, ou comme il l’a montré depuis dix ans à la Komische Oper dans les répertoires plus légers de l’opérette ou de la comédie musicale, si tant est que le drame noir qu’est West Side Story ressortisse vraiment de cette dernière catégorie. Le succès de cet ovni musical, impossible à inscrire dans la tradition du « musical » américain qu’il a fait exploser, le dit autrement depuis sa création en 1957 à New York : œuvre d’art total et chef-d’œuvre absolu, que le film aux dix Oscars de Robert Wise de 1961 rendit universel.

Ce chef-d’œuvre, Barrie Kosky l’a monté à la Komische Oper de Berlin, à peine arrivé à sa direction en 2013, et c’est cette production au succès magistral que reprend l’ONR, neuf ans plus tard, pratiquement à l’identique ‒ les différences concernant surtout les costumes, les masques, moins expressionnistes. Raison de ce succès historique ? Comme le West Side Story évoqué par Arthur Laurents, Leonard Bernstein, Stephen Sondheim et Jérôme Robbins n’existe plus ‒ depuis 60 ans, il s’est fortement embourgeoisé, envoyant les portoricains et autres émigrés plus loin vers l’ouest ‒ Barrie Kosky imagina une approche renouvelée, en sortant du modèle américain ressassé jusqu’à la nausée par les tournées mondiales de productions très vite standardisées. La différence est mince pourtant. Le West Side Story n’est plus new-yorkais, mais adaptable à toute banlieue défavorisée, à toute cité où s’affrontent des bandes, pour des questions de différences de couleur, de réussite, de territoire… Rien de plus actuel, ce qui suffit à assurer la prégnance du spectacle. Et comme il s’agit d’universaliser le propos, le décor est cette fois sans référence : plateau vide et nu jusqu’au mur de fond de scène, comme toujours porteur d’imaginaire, avec une tournette marquée d’une ligne de démarcation et d’un pointillé circulaire blancs, deux échelles fixées au cadre de scène, c’est tout. Pas d’immeubles de briques sales, pas de rues pour les affrontements entre Sharks et Jets, pas de dancing, pas de pont métallique. Seuls accessoires : un petit présentoir à légumes pour laisser imaginer la boutique de Doc, un lit pour inventer la chambre de Maria, des dizaines de boules miroirs descendues des cintres pour créer l’ambiance de la salle de danse, une autre échelle, oblique, qui permettra à Tony de rejoindre Maria sur son balcon suspendu dans l’onirisme d’un ciel étoilé fait pour sertir l’amour fulgurant. Dans ce cadre très sobre, on retrouve les moyens d’expression minimalistes usuels au créateur australien : le noir et la lumière, pour y sculpter les corps en action. Idéal pour mettre en valeur les torses dénudés, les jeans noirs qui sont d’aujourd’hui, de toujours et partout, les robes noires aussi, plus ou moins ajustées et sexy. Reste à donner vie ‒ ou mieux, énergie vitale ‒ à tout cela. Barrie Kosky et son complice de longtemps, le chorégraphe Otto Pichler, qui reprend une partie des chorégraphies iconiques de Robbins, savent faire à la perfection. Ici, c’est formidable de jeunesse, de vitalité, de crédibilité, de sensibilité, pour mettre à vif la tragédie qui, depuis Shakespeare, dit la puissance certes destructible, mais éternelle de l’amour.

La diversité s’imposait aussi pour parler universalité. Ils sont néo-zélandaise (Madison Nonoa, Maria délicate et forte), américain (Mike Schwitter, Tony séduisant aux beaux accents lyriques, Kit Esuruoso, Bernardo tellement typé afro-américain), britannique (Amber Kennedy, Anita magnifique de chien), belge (Riff), maltaise (Anybodys), suisse (Baby John), espagnole, française et français aussi… Certains passés par la comédie musicale aux USA, d’autres par la Komische Oper, d’autres, membres du Ballet de l’ONR. Et s’il parlent et chantent en anglais, unité oblige, les accents parfois perceptibles disent qu’ils sont devenus un ensemble inclusif, chair vive d’un spectacle tourbillon, qui est eux d’abord, avant même direction d’acteurs, éclairages (superbes, signés Franck Evin) et autre chorégraphie.

Mais West Side Story, c’est avant tout une partition de génie, irrésistible. David Charles Abell ‒ qu’on a tant admiré dans ses Sondheim au Châtelet, naguère ‒ le rappelle à tout instant, avec sa formidable capacité à emporter jusqu’à l’expression viscérale ‒ comment ne pas évoquer Stravinsky et son Sacre ? ‒ un orchestre (le symphonique de Mulhouse, enthousiaste) qui ne connaît pas ce répertoire et une troupe qui ne demande qu’à exploser de vie, de poésie, d’émotion.

Bref, adhésion immédiate et soirée de bonheur.

À voir encore, mais c’est plein ‒ et cela, peu de salles aujourd’hui peuvent s’en vanter ‒ à Mulhouse du 26 au 29 juin.

Pierre Flinois


© Klara Beck