Valery Gergiev


La Khovanchtchina
relate la mise au pas progressive des potentats russes lors de la régence à l’issue de laquelle le futur Pierre le Grand fut intronisé tsar. Moussorgski choisit de raconter l’histoire du côté des vaincus : les Streltsy, les redoutables hommes du prince Ivan Khovansky, et les Vieux-Croyants emmenés par le moine Dossifeï et la jeune Marfa, défenseurs d’un culte ancestral. Le récit se déroule à la manière d’un livre d’images où alternent les miniatures intimes et les illustrations mettant en scène de grands tableaux populaires ou militaires.

Pour raconter cette histoire complexe qui articule l’épopée et la méditation, la passion et les scènes de genre, l’ensemble de la troupe du Mariinsky est un narrateur d’exception. On saluera ainsi en premier lieu la performance des chœurs de la compagnie pétersbourgeoise. Les hommes, fréquemment sollicités pour incarner le peuple des faubourgs, la soldatesque ou encore les fidèles orthodoxes, changent de rôle avec aisance et un enthousiasme constant. Si les parties les plus aiguës sonnent un peu durement chez les femmes, celles-ci apportent néanmoins des couleurs supplémentaires aux scènes où elles interviennent : du chant de louange à l’imploration ou l’expression de l’inquiétude, elles participent à ce fourmillement musical qui donne à entendre le peuple russe moussorgskien, bariolé et contradictoire.

Les quelques scènes de genre qui s’insèrent dans l’intrigue – sans jamais suspendre l’action – donnent des échos singuliers à ces épisodes collectifs. Ainsi, chaque intervention de l’écrivain public est un parfait moment de théâtre musical. Le ténor Andrei Popov campe avec truculence ce personnage à la fois craintif et fier de sa condition d’homme lettré. Avec une couardise et une vanité ingénues, le Scribe nous apprend successivement la dénonciation des princes Khovansky puis la révolte de leurs partisans. Superbe en naïf sûr de lui, Popov met en lumière l’ironie mordante de Moussorgski. Les autres rôles secondaires, les soldats streltsy (Grigory Karasev et Yuri Vlasov), Kuzka (Anton Khalansky), le garde Varsonofiev (Ilia Mazurov), Streshnev (Alexander Nikitin), Minion (Oleg Losev) ou encore le Pasteur luthérien (Efim Zavalny) ou la vieille Susanna (Larisa Gogolevskaya) sont croqués avec la même acuité de trait. Or c’est aussi sur la justesse et la vivacité de ces personnages que cette fresque musicale fonde sa crédibilité et sa réussite.

Opéra politique, La Khovanchtchina montre comment l’équilibre stratégique précaire entre quatre factions bascule au détriment des plus faibles lors du renforcement du pouvoir impérial. Chaque camp offre un personnage essentiellement politique à l’opéra. Mikhail Petrenko interprète le prince Ivan Khovansky avec la brutalité essentielle de ce guerrier. Le timbre de basse mat projeté avec puissance sied aussi bien aux fanfaronnades et à la vulgarité du personnage qu’à son authentique autorité naturelle de « Cygne blanc ». À rebours, le Dossifeï, chef des Vieux-Croyants, de Stanislav Trofimov déploie une voix de basse en velours dans un phrasé majestueux pour ce moine aussi noble d’esprit que rigoureux.

À ces deux personnages incarnant les traditions d’une Russie médiévale promise à la disparition par le jeune tsar Pierre, Moussorgski oppose le prince Vasily Golitzin, aristocrate rusé, dont la vocalité semble libérée de la musique de la langue russe, comme tendant une oreille vers l’Europe occidentale. Oleg Videman use du beau métal de sa voix de ténor avec une grâce féline. La souplesse du fin négociateur cède soudainement à la panique qui saisit le courtisan qui entrevoit sa disgrâce ; enfin, ces fêlures apparaissent plus saillantes face à la perfection glacée des manipulations du boyard Shaklovity. Le baryton-basse Evgeny Nikitin distille avec une maîtrise magistrale les mots qui doivent faire trembler les adversaires du jeune tsar. Dès lors, loin d’ennuyer, l’égalité exceptionnelle de son chant inquiète et affiche sans ambiguïtés son soutien à la cause impériale.

Parallèlement à ces développements politiques, certains personnages soulignent les contradictions et les difficultés publiques par une série de déceptions amoureuses. Le fils du « Cygne blanc », le prince Andrei, poursuit la jeune luthérienne Emma, interprétée avec délicatesse par la soprano Violetta Lukyanenko. La voix de ténor claire et puissante, quoique monolithique, de Yevgeny Akimov épouse parfaitement l’entêtement de ce prince falot délaissant son ancien amour pour une nouvelle venue, sans conscience des événements qui se profilent. Au contraire, Marfa, l’ancienne amante du prince Andrei et vigie politique des Vieux-Croyants, fait preuve d’une générosité et d’une hauteur de vue sublimées par l’interprétation exemplaire de Yulia Matochkina. Sa voix ample, entre chaleur de l’alto et brillant du soprano, détaille avec nuance tous les sentiments du personnage. De la nostalgie de l’amour du prince à la conscience du massacre à venir, Matochkina impressionne et bouleverse en maintenant l’équilibre fragile entre expression lyrique et retenue pudique.

Ce dialogue entre libération de forces pures et sobriété définit le travail accompli par Valery Gergiev avec l’orchestre du Mariinsky autour de cette partition. Le choix, désormais canonique, de l’orchestration de Dmitri Chostakovitch s’inscrit dès le départ dans cette dialectique. Respectant les originalités de l’harmonie moussorgskienne, l’éminent compositeur a trouvé des couleurs qui oscillent entre rusticité et puissance tellurique. Ces qualités d’écriture orchestrale, Gergiev ne les souligne ni ne les impose à l’orchestre. Le chef, dont le moindre pas semble une indication musicale, invite l’orchestre rompu à ce répertoire à en dévoiler toute la force. Dès lors, la musique ne sonne pas comme le fruit d’un geste autoritaire mais comme l’adhésion à une révélation artistique esquissée avec finesse par le musicien Gergiev.

 

Jules Cavalié

À lire : notre édition de La Khovantchina : L’Avant-Scène Opéra n° 57-58


Photos : C. d'Hérouville