Philippe Talbot (Georges Brown), chœur Les Éléments

En mai 2006, un futur ex-candidat à la présidentielle de 2012 qualifiait en off la soudaine popularité sondagière de l’une de ses condisciples de parti (par ailleurs adepte du tailleur blanc) d’« hallucination collective ». Par son sujet comme par son immense succès au XIXe siècle, La Dame blanche joue du même mystère rétinien et programmatique – néanmoins plus durable : 1000 représentations en 40 ans à peine, une mémoire collective (publique, critique et artistique) marquée à jamais par son charme. Et pourtant ! Avouons que la partition nous paraît mêler de façon disproportionnée d’idéales inspirations chantées (parfaitement calibrées pour le genre opéra-comique et la mémoire de l’auditeur, grâce à un mélange de souplesse de la ligne, de joliesse rêveuse et de blason mélodique fortement ancré), osant même quelques audaces (la mesure à cinq temps de « Viens, gentille dame »), et faiblesses insignes (à commencer par sa monotonie harmonique et une propension à la répétition). On a plaisir à réentendre les airs de George Brown (« Ah ! quel plaisir d’être soldat » et « Viens, gentille dame »), la ballade de Jenny, si évocatrice, les couplets de Marguerite au rouet, le grand air opératique d’Anna ou les pittoresques chœurs de paysans écossais (notamment le premier, « Sonnez, cors et musette »). Mais les ensembles et finales mériteraient bien quelques coupures.

Il faudrait une équipe superlative pour compenser par l’invention interprétative (musicale et théâtrale) les zones de dépression de l’ouvrage. Ce n’est malheureusement pas le cas dans cette production, dont la qualité première est d’avoir réuni une distribution francophone assez homogène. Mais les failles musicales sont trop audibles parfois, et la vacuité de la réalisation théâtrale laisse songeur.

Hésitant entre réalisme de carton-pâte et effets vidéo d’heroic fantasy (avec tableaux animés à la Harry Potter), tartans écossais et perruques synthétiques de cosplay, la scénographie est lourde (le décor du I contraint tout le monde à l’avant-scène et réfléchit trop le son) et laide (terne, grise, froidement éclairée). La « mise en scène » de Pauline Bureau mérite ses guillemets : elle se limite à un placement des personnages a minima, un jeu d’entrées et de sorties entre lesquelles la « direction d’acteurs » est l’autre fantôme de la soirée. Sous les rares gestes forcés apparaissant ici ou là, on croit entendre les consignes : se lever tous en même temps sur telle note, s’asseoir sur telle autre. Faire appel à la magie semble être l’idée princeps : mais un papier qui prend feu ou une cheminée qui s’embrase mériteraient un tout autre écrin pour faire sens et mystère…

Le chœur Les Éléments est impeccable à chacune de ses interventions ; mais comme il semble s’ennuyer même lorsqu’il chante sa joie, tant il est laissé à l’abandon sur le plateau ! « Vous entrez, vous vous plantez sur vos repères, vous chantez » semble être la seule indication scénique que ses membres auront reçue. L’Orchestre national d’Île-de-France, lui, ne convainc pas (cordes en défaut de justesse, attaques manquant d’ensemble, sonorités écrasées), pas plus que la direction de Julien Leroy, qui hâte souvent ses chanteurs dans les tempos vifs et laisse en revanche les basses de l’orchestre s’endormir dans les tempos lents. Un vibrato relâché encombre les aigus de la Jenny de Sophie Marin-Degor, dont l’élocution a oublié les consonnes ; Aude Extrémo, elle, grossit les voyelles d’une Marguerite qui semble se vouloir Erda ; et Yann Beuron, protégé par la tessiture barytonnante de Dickson, doit malgré tout mettre à nu un haut-médium engorgé et avoue des décalages de mise en place gênants. Heureusement, Philippe Talbot possède parfaitement l’esprit et le style de l’ouvrage et de son personnage ; on goûte son chant délié, ses mezza voce flûtées, et l’on regrette seulement qu’il soit souvent conduit à chanter trop fort dans l’aigu (peut-être pour compenser les graves qui manquent à sa voix pour emplir complètement la tessiture de Brown). Elsa Benoit relève avec panache et élégance le défi de virtuosité brillante d’Anna, et Jérôme Boutillier (Gaveston) est remarquable d’exactitude : netteté du son, du mot, du timbre, profondeur et mordant, style aussi, tout est là.

Pour tous, on aurait aimé que soit donnée une ligne directrice d’ensemble aux textes parlés. Non pas concernant l’élocution (parfaitement compréhensible), mais concernant le style – une telle réflexion ne paraît pas superflue dans l’opéra-comique… Or chacun semble avoir été laissé à son intuition propre, et le mélange de gouaille à la Arletty, de lenteur à la Sarah Bernhardt et de naturel contemporain fait patchwork, aux coutures surexposées. Or c’est un voile parfait qu’il faudrait à la Dame pour qu’elle nous fascine vraiment.

Chantal Cazaux

À lire : notre édition de La Dame blanche, L’Avant-Scène Opéra n° 176


Photos : Christophe Raynaud de Lage
Elsa Benoit (Anna) et Aude Extrémo (Marguerite)