OEP633_1.jpgStéphanie d'oustrac (Carmen) et Michael Fabiano (Don José).

Shock corrida

En venant découvrir Carmen mise en scène par Dmitri Tcherniakov, on se doutait que les robes sévillanes ne seraient pas au rendez-vous. Si castagnettes et cigare se glissent bien parmi les accessoires, si les didascalies du livret sont même citées, c’est au sein d’une mise en abyme inattendue, réalisée via une totale recréation des dialogues parlés : dans une clinique aux allures de grand hôtel soviétique – monumentalité glaçante qui laisse augurer du pire quant à l’humanité des soins qui y sont dispensés –, on utilise Carmen comme jeu de rôles pour soigner les asthéniques. Le patient du jour incarnera donc Don José et la « thérapeute » jouant Carmen ravivera ses désirs – au point qu’il se prendra au jeu à en perdre la raison, sous les yeux effarés de la praticienne elle-même de plus en plus consciente du point de rupture qui menace. Au passage, l’épouse se sera immiscée dans la partie sous les traits de Micaëla, agent perturbateur de la thérapie en cours.

Nouvel opera-jacking de la part du Russe, dont on a pu ici même tantôt louer les lectures, tantôt s’en irriter ? Non pas. « ça » marche, aurait (peut-être) dit le grand Sigmund, pour tout un faisceau de raisons miraculeusement combinées comme un furtif alignement de planètes. D’une part, Carmen résiste à tout : « mythe » déclaré, l’héroïne et son opéra éponyme bénéficient d’un tel coefficient de popularité auprès du public et d’une intrigue aux ficelles tellement limpides que le cerveau fonctionne sans effort en bicanal – d’un côté (celui du souvenir latent), les aventures de la Bohémienne, du Brigadier et du Torero, de l’autre (celui de l’expérience live), la thérapie comportementale qui vire au psychodrame. Saluons au passage le programme de salle qui, pour une fois, permet au spectateur de goûter pleinement la saveur de la translation perverse qui lui est offerte, en proposant non pas le résumé de l’opéra récrit par Tcherniakov, mais bien celui d’origine. D’autre part, la proposition fait mouche : qu’est-ce donc que le spectateur d’opéra (ou de théâtre, ou de cinéma) sinon un être captif d’un espace clos et projetant son imaginaire sur la fiction qui s’y déroule, au point parfois de s’y laisser prendre ? qu’est-ce donc que l’opéra (ou le théâtre, ou le cinéma), sinon ces fictions à même de nous (re)donner le goût d’émotions fortes, de repousser notre horizon ? A ce compte-là, ce « José » revivant par Carmen avant de sombrer par Carmen est incroyablement vraisemblable et évident, et les points de frottement qui se font sentir dans l’emboîtement, révélés par quelques articulations scéniques ou dialoguées un rien forcées, ne sont que peu de choses. Il faut dire combien l’esprit de Carmen, sa charge passionnelle et sa vivacité de ton et de coloris sont ici conservés – mieux : sublimés. Aucune ironie contre l’œuvre dans cette mise en abyme, bien au contraire : un théâtre réglé au cordeau (voir le début de l’acte IV, rejouant le I dans une accélération burlesque qui tout à la fois respecte, souligne et déjoue l’architecture musicale de l’ouvrage !), de l’humour quand il en faut, et à la fin le drame vrai, nu, poignant – certes polarisé sur Don José autodétruit, mais entraînant dans son sillage une Carmen maudite car vivante, vampire malgré soi des passions mâles et qui s’en repaît pour mieux vivre sa vie de mythe. Condamnée à l’éternité.

Dernière des planètes alignées, enfin : l’excellence des forces musicales réunies et portant avec fulgurance cette proposition. Charisme, tempérament, jeu et chant également superlatifs, Stéphanie d’Oustrac fait oublier que la focale de Tcherniakov s’est déplacée en mettant José au premier plan : sa Carmen irradie d’une séduction féline et subtile, sait l’auto-parodie comme l’engagement fiévreux et déploie des trésors de musicalité ; le chant généreux se dessine en traits racés, les accents vibrent sans jamais exposer les coulisses (indécelables changements de registre, y compris dans les grands intervalles et portamenti), et par là-dessus se pose une diction anthologique. Les vraies grandes attirent la caméra parfois même en dépit du réalisateur… Michael Fabiano délivre le chemin de croix de son José avec un engagement dramatique stupéfiant (il commence en Jude Law classieux et finit en Brando halluciné) et relève le gant de ce rôle vocalement pluriel, châtiant la nuance (notamment le pianissimo final de l’air de la Fleur, si rare) autant que les éclats du désespoir, attentif aussi à une diction qui, malgré un léger accent, rend bien souvent les surtitres inutiles. Très belle Micaëla d’Elsa Dreisig : le timbre charnu, un peu tenu, ferait presque penser à Freni, tout à la fois rayonnant et ombré d’une réserve pudique ; l’actrice semble à son aise avec son personnage, épouse bourgeoise et dévouée dont chaque bonne intention est un pavé supplémentaire sur la route de son mari vers les enfers (cette « mère » dont elle se fait la messagère, voire le clone : comme il semble en avoir eu son content !). Frasquita brillante et sans verdeur (Gabrielle Philiponet), Mercédès presque surdimensionnée de Virginie Verrez (qu’on entendrait volontiers en… Carmen !), exceptionnel Moralès (Pierre Doyen : une leçon de chant et d’élocution), très justes et drôles Dancaïre (Guillaume Andrieux) et Remendado (Mathias Vidal), bon Zuniga de Christian Helmer : n’en jetez plus ! On n’en dira pas autant de Michael Todd Simpson, Escamillo court de graves et surtout d’aigus, surarticulant et restant pourtant d’élocution pâteuse – seule ombre au tableau.

Miracle fait polyphonie, le Chœur Aedes rivalise de clarté sonore et d’harmonieux équilibres, sans oublier sa prestation scénique incroyablement vive et joueuse. Excellente Maîtrise des Bouches-du-Rhône qui, bien qu’en fosse, délivre une relève de la garde pétulante et précise. Généreux d’élans comme de coloris, Pablo Heras-Casado fait sonner la partition de Bizet comme rarement on l’entend – il faut dire que l’édition choisie conserve beaucoup de petits passages habituellement coupés qui s’avèrent autant de merveilles musicales. Ajoutés à un théâtre qui, par le jeu d’un second degré décapant, fait entendre de façon nouvelle tel ou tel moment de l’ouvrage,  la sensation de redécouvrir Carmen est réelle. Chapeau bas à l’Orchestre de Paris et notamment à ses soli de toute beauté, bois rêveurs, cordes lyriques, cuivres empanachés.

L’exultation du public au moment des saluts comme les bribes de conversations captées à la sortie le confirment : cette Carmen-Therapy a certes fait une victime… mais surtout plusieurs convertis.

C.C.

Notre édition de Carmen : L’Avant-Scène Opéra n° 26.


OEP633_2.jpgLe Chœur Aedes et Michael Fabiano (Don José, à droite). Au fond : Elsa Dreisig (Micaëla). Photos : Patrick Berger.