Proserpine, Phryné, Dalila même… Saint-Saëns serait-il, après Massenet, le musicien des courtisanes ? Mais il est aussi d’un temps que fascinent les femmes fatales, alimentant des fantasmes cristallisés dans la figure mythique de Salomé. Aujourd’hui, seule Dalila a survécu. Si le Palazzetto Bru Zane n’avait pas ressuscité Proserpine, elle serait restée l’une de ces héroïnes d’opéra que seuls quelques spécialistes fréquentent. On a d’ailleurs vite oublié l’ouvrage : après sa création en mars 1887 à l’Opéra-Comique puis sa reprise en 1899, Proserpine disparut.

Belle figure pourtant que celle de la courtisane de la Renaissance italienne, victime de ses dédains et dévorée de jalousie ; se déclarant trop tard et ne pouvant détourner son bien-aimé de sa rivale, elle préfère se suicider – du moins dans la version de 1899 présentée à Versailles, alors qu’en 1887 elle mourait sous les coups de l’un après avoir frappé l’autre. Tiré par l’ami Louis Gallet d’une pièce d’Auguste Vacquerie, le drame lyrique en quatre actes divisa la critique, comme souvent à l’époque, selon qu’elle se réclamait ou non de Wagner – même Les Pêcheurs de perles, en 1863, avaient parfois fait passer Bizet pour un suppôt de l’Allemand détesté… Certes Saint-Saëns soigne son orchestre, avec un deuxième acte d’une grande poésie, certes il sacrifie, à partir du troisième, les numéros à la « mélodie continue », mais on notera surtout que la musique, à l’image du drame, va crescendo, alors que le premier acte relevait surtout de cet artisanat que le musicien maîtrisait brillamment. Et l’on aurait du mal à ne pas reconnaître un type de déclamation caractéristique du style français.

Ulf Schirmer, comme dans Cinq-Mars, est précis, solide, théâtral. Cela dit, les grands passages dramatiques lui réussissent toujours mieux que les tableaux d’atmosphère : il se montre plus narrateur que coloriste. Mais le bon orchestre de la Radio munichoise défend la partition avec une égale conviction, à l’instar du Chœur de la Radio flamande, et l’intérêt ne faiblit jamais, même au premier acte. Après avoir entendu le naufrage stylistique du Samson et Dalila de Bastille, on est heureux de voir Saint-Saëns chanté comme il se doit, par des artistes qu’on retrouve souvent dans les recréations du Centre de musique romantique française. Ainsi, Véronique Gens transcende par le chant la relative inadéquation de sa voix à la tessiture de Proserpine – confronté à un rôle de falcon, son soprano lyrique la laisse un peu à court dans le bas-médium et le grave : remarquable courtisane, entre coquetterie langoureuse et fureur désespérée, digne d’une Crespin par l’articulation, la maîtrise du souffle, la beauté frémissante du phrasé, nullement gênée par les tensions des deux derniers actes. Malgré des aigus un peu durs, Marie-Adeline Henry lui tient tête et fait de leur affrontement du troisième acte un des grands moments de l’opéra. Timbre mâle mais ligne souple, aigu solaire, Frédéric Antoun s’impose de plus en plus comme un authentique ténor d’opéra-comique. Pour avoir des parties moins importantes, les autres ne leur cèdent en rien, à commencer par le Renzo de Jean Teitgen, qui peut prétendre à la succession des grandes basses françaises d’hier, ou Andrew Foster-Williams, séide au timbre mordant, excellent dans la Chanson des ivrognes du troisième acte. Rôles secondaires sans faute avec la Religieuse très incarnée de Clémence Tilquin, le remarquable Orlando de Mathias Vidal et les impeccables Philippe-Nicolas Martin et Aravazd Sargsyan.

On attend maintenant en juin, pour la fin de ce qui est un peu une « saison Saint-Saëns », Le Timbre d’argent à l’Opéra-Comique.

D.V.M.