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La grande force du travail de Calixto Bieito, ce n'est pas, à l'inverse de certains de ses collègues, de réinventer l'histoire des opéras qu'il aborde, mais d'en révéler, avec une absolue évidence et une force incomparable, tout le sens et la portée contemporaine.

Ainsi, lorsque s'achève cette production de Mahagonny – après l'exécution de Jimmy Mahoney, électrocuté dans un caddie de supermarché tandis que Jenny consomme déjà dans une loge d'avant-scène sa nouvelle union avec Bill et que le chœur envahit la salle et clame au spectateur que Mahagonny, c'est nous, notre société consumériste et son capitalisme sauvage emballé et meurtrier, et que nous l'aimons –, il n'y a pas d'autre possibilité que d'adhérer pleinement au message. Mais pour en arriver à ce point, le metteur en scène a su nous convaincre et recréer sous nos yeux un univers totalement crédible, celui d'une ville à la marge, favella ou camping de luxe, où se retrouve la lie de l'humanité – les damnés de la terre, en quelque sorte –, délinquants, prostituées, sous-prolétaires, réfugiés, y reproduisant une caricature de notre système et de ses valeurs non avouées : l'exploitation éhontée de l'autre, le culte de l'argent, l'exercice du pouvoir et la cruauté. Tout cela peut paraître naïf, et pourtant : le sens politique de cette œuvre des années 1930 est totalement réactualisé dans cette approche, au-delà même des clins d’œil à la crise des subprimes (la production originale date de 2011) et au « Brexit ». D'entrée de jeu, le récitant, une sorte personnage sadien – qui remplace les placards voulus originellement par les auteurs – nous prévient : cette histoire doit servir à édifier sa propre enfant, une jeune fille pure et candide… qu'il livrera au IIIe acte à la veuve Begbick et à la prostitution. La phrase qu'il trace sur le rideau de fer de la baraque de foire où se donnent en spectacle, dans une ambiance de show télévisé, les acteurs de cette sinistre comédie (« J’aime la crise des affaires ») traduit bien que Mahagonny est le symptôme complaisant d’une société pervertie. La pornographie et la violence ne sont ici jamais gratuites, que ce soit au premier acte, lorsque la Begbick déshabille une superbe fille et que le « procuriste » la viole consciencieusement avec le manche de son fouet, ou quand Dreieingkeit Moses torture Jimmy sous l’œil complaisant de ses copains qui le laisseront mourir pour quelques dollars. L’ambiance glauque n’empêche pas de produire un spectacle drôle jusque dans l’horreur et l’obscénité, rutilant de couleurs et de néons avec des costumes inspirés de l’univers de la « lucha libre », rappelant la parenté de l’œuvre avec les esthétiques populaires et singulièrement celle de la revue.

A la tête de l’Orchestre symphonique de l’Opéra des Flandres, Dimitri Jurowski sait trouver le juste équilibre entre le swing hérité de la comédie musicale et un classicisme digne d’un oratorio de Bach, et mène cette machine puissante jusqu’à un finale d’une rare intensité. La distribution – excellente jusque dans ses moindres éléments – est dominée par la Jenny impériale de Tineke van Ingelgem. La soprano distille avec subtilité un mélange de gouaille sensuelle et de lyrisme glacé qui n’a rien à envier au souvenir de Lotte Lenya. Parfois un peu taxé par la tessiture très tendue du rôle, Ladislav Elgr campe un Jimmy Mahoney physiquement très crédible et d’un grand pathétique dans les scènes finales qui semblent vouloir en faire un véritable martyr. Sans aucun excès histrionique, Renée Morloc fait vivre son personnage de maquerelle extravagante et prosaïque avec une chaleureuse voix d’alto. Impressionnant de présence le Moise de Simon Neal dont le metteur en scène fait un véritable prêtre défroqué. Tous, jusqu’aux plus petits rôles, seraient à citer mais on saluera surtout la performance théâtrale et vocale du Chœur de l’Opéra des Flandres qui anime en permanence un plateau grouillant de personnages. De ce spectacle abondant en détails et qui peut sembler parfois s’y perdre, on retiendra l’époustouflante montée en puissance vers une fin authentiquement tragique – ce qui est un tour de force face à cette matière « épique » – et une démonstration politique d’une haute exigence morale et, paradoxalement, d’un grand humanisme.

A.C.

Notre édition de Mahagonny : L’Avant-Scène Opéra n° 166.


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Photos : Annemie Augustijns.