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Olga Peretyatko (Gilda) et Quinn Kelsey (Rigoletto). 

Une nouvelle production de Rigoletto, cela devrait être promesse de sensations, d’émotions, de fièvre tragique. Celle que l’Opéra national de Paris propose ce mois-ci, signée Claus Guth, rivée à une idée fixe, suscite hélas la déception après avoir éveillé l’intérêt au lever du rideau. Car l’idée de départ, si elle n’est pas neuve, fait mouche : dès le Prélude, un Rigoletto clochardisé se traîne à l’avant-scène, un vieux carton dans les bras – c’est à la fois tout son bien et toute sa mémoire, dont il extrait peu à peu des oripeaux (ancien costume de bouffon, robe ensanglantée de sa fille) qui vont lancer le flash-back décisif. Soudain gigantisé, le carton devient le décor (unique) de l’opéra (par Christian Schmidt), devenu à la fois cosa mentale et arte povera.

Dès lors, Claus Guth accumule les pistes au point parfois de les brouiller : témoin omniscient du drame en cours, un comédien – excellent Henri Bernard Guizirian – doublonne en scène Rigoletto ; traduction littérale du « Pari siamo », Sparafucile et Rigoletto sont à leur tour traités gémellairement – sans que la gestuelle ou sa portée n’en soit véritablement convaincante ; Gilda ou le Duc ont aussi leurs doubles dansés, voire démultipliés ; sans compter la vidéo (de belle facture, par Andi A. Müller) qui nous offre encore d’autres parallèles simultanés, souvenirs fleuris d’une enfance d’avant la souillure ou gros plans sur les clés du drame (masque ou poignard) abandonnés dans un caniveau. Dans ce décor qui plastiquement impose le terne (alors même que les lumières, et les ombres, d’Olaf Winter y sont superbes !) et, surtout, peine à évoquer les lieux du livret et leur géographie tourmentée (le rapt de Gilda, le quatuor du II y sont aplanis plein cadre), le sang, la sueur et les larmes sont ainsi annihilés par une réflexion trop distanciée. Un bel onirisme pourrait poindre parfois, notamment dans le traitement stylisé du chœur (vocalement superlatif) en noir et blanc ou dans la vision d’une Gilda-ballerine de boîte à musique ; mais là encore la réalisation ne va pas au bout, surtout quand la chorégraphie du chœur paraît trop lourde à gérer – pire encore pour « La donna è mobile », traité en cabaret de seconde zone et où la mise en place des danseuses emplumées est plus qu’imparfaite.

C’est du côté musical qu’on se tournera donc pour réchauffer un peu ce carton plein de courants d’air. La soirée a un maître, il se nomme Nicola Luisotti, qui galvanise l’Orchestre de l’Opéra et la partition de Verdi, attentif à mille détails mais toujours dans le geste fauve, lâchant de grandes orgues autant que ciselant des phrasés singuliers, et sans jamais consentir à du banal, ou du suivisme. On sent le travail réalisé avec Michael Fabiano (le Duc), qui fait lui aussi assaut de style dans ses choix de nuances (un peu trop uniment piano/forte toutefois) et de ligatures ; si la voix affiche crânement ses aigus, leur couleur en est peu séduisante et ne parvient pas à incarner l’animal libertin – d’autant que la mise en scène en fait un bellâtre sans charisme. Olga Peretyatko glisse Gilda dans sa voix fruitée et son chant brillant, toutefois plus scrupuleuse que librement aérienne – et l’on reste rétif à son trille incongru, sorte de yodel accroché parfois à plusieurs tons de distance de la note concernée, et rédhibitoire dans « Caro nome ». Paris découvre Quinn Kelsey, dont le baryton tout sauf latin déconcerte d’abord, par ses couleurs parfois droites ou tubées, puis convainc par son art de la caractérisation et une réelle maîtrise du personnage vocal ; reste que le timbre est aussi peu verdien que la production n’est rigolettienne… Autour d’eux, le plateau est de beau rang, entre le Sparafucile profond de Rafal Siwek, la Maddalena opulente de Vesselina Kasarova (un rien engoncée dans son rôle de meneuse de revue dominatrice…), le Monterone « option slave » de Mikhail Kolelishvili, le Marullo bien mené de Michal Partyka ou la très juste Giovanna d’Isabelle Druet. Le public ne s’y trompe pas, qui fait un beau triomphe aux interprètes – mais comme on aurait aimé les voir évoluer dans une dramaturgie et une scénographie rendant justice à la puissance de déflagration au carré de Hugo et Verdi conjugués !

C.C.

Notre édition de Rigoletto : L’Avant-Scène Opéra n° 273.


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Michaele Fabiano (le Duc) et Vesselina Kasarova (Maddalena). Photos : Monika Rittershaus / OnP.