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Photo : Teatro alla Scala.

God Save the Queens !

Le ton de la soirée avait été donné dès le début : après la Sinfonia de Maria Stuarda de Gaetano Donizetti, l’apparition sur la scène de La Scala d’Edita Gruberova a été saluée par une très longue minute d’applaudissements. Dernière diva de sa génération, le soprano n’a pas été très présente dans ce théâtre, mais elle y a présenté, tout au long de sa carrière, ses rôles majeurs : depuis les débuts en 1978, en Konstanze dans la production légendaire de L’Enlèvement au Sérail par Giorgio Strehler, elle a été Zerbinetta – sous la houlette de Wolfgang Sawallisch – puis Lucia, pour une seule soirée, les deux en 1984 ; avant d’aborder Donna Anna le 7 décembre 1987, et Linda di Chamounix onze ans plus tard. La soirée conçue pour son retour dans la salle de Piermarini n’a pas été un simple tribut à l’artiste. Au cours de l’Ottocento on l’aurait appelée une beneficiata, une soirée « au bénéfice » d’un chanteur de renommé internationale : aujourd’hui on a assisté à un vrai défi, lors d’un concert exceptionnel inclus dans le cadre de la saison lyrique et intitulé Les Trois Reines : l’une après l’autre, les scènes finales de Maria Stuarda, Anna Bolena et Roberto Devereux racontaient non seulement le triste destin des trois souveraines Tudor, mais surtout l’évolution du finale dans la dramaturgie de Donizetti, véritable hommage à la chanteuse, à l’actrice, à la protagoniste de tragédies on ne peut plus pathétiques.

Dans une somptueuse robe blanc lunaire, Maria Stuarda a ouvert la galerie des portraits avec presque tout le deuxième acte de l’œuvre, à l’exception des deux premières scènes. Le début est certes très tendu, le jeu d’accents du récitatif peine à trouver sa dimension dramatique. Toutefois, grâce au soutien du noble Talbot de Giovanni Furlanetto, le grand duo de la confession entre dans le vif lorsque le fantôme d’Arrigo hante la conscience de la reine. « Senza tempo », suggère Donizetti, pour définir la perte de contrôle d’une âme en proie au désarroi, victime d’un « squallido fantasma » qui la pousse au parlando pour évoquer toute l’horreur d’une vision de mort, mais aussi à la précision des rythmes pointés pour décrire l’avancée de la « sanguigna ombra ». Un point d’orgue, à la fin de la montée « a piè [di questa Croce] » fait descendre la voix du Ciel, annoncée par un gruppetto absolument magistral. Ainsi, « Quando di luce rosea » devient une leçon de chant non seulement pour sa vocalité mais surtout pour l’atmosphère dans laquelle baigne chaque strophe du cantabile : la volupté du péché, au début, puis la crainte soudaine, lorsque résonne la voix d’Arrigo, enfin un dialogue avec l’« ombra adorata », brodé de fioritures de plus en plus audacieuses, jusqu’à une cadence sous le signe de la sobriété et de l’épure. Plus prudente est la cabalette, sans da capo, presque une fuite en avant vers l’échafaud.

Douloureusement compacte, la masse chorale s’interroge sur la légitimité du régicide, sur l’expiation des fautes, sur le jugement que l’histoire portera sur ce meurtre. Sans les scènes 7 et 8 – la prière « Deh ! tu di un’umile » –, la grande scène finale passe directement au deuxième cantabile, « D’un cor che more reca il perdono ». La Stuarda de Gruberova a déjà obtenu le pardon et s’empresse maintenant d’inclure dans ce geste de pieuse générosité la cousine-rivale : les balbutiements du débuts (en demi-staccatos) cèdent ainsi la place à des sons miraculeusement flûtés, valorisant tout un pan de signes d’expression (les effets de rupture créés par les accents déplacés, les figurations irrégulières, jusqu’à la cadence ad libitum) éthérés, sublimés par la modulation en majeur. D’abord adressée à Leicester puis à la communauté entière, la cabalette est saisissante pour la fulgurante maîtrise du tempo : l’affrettando de « non richiami sull’Anglia spergiura » lui permet, après un trille d’une limpidité enivrante, de reprendre le da capo comme dans un rêve de paix, a tempo, lent et extatique, pour affirmer une dernière fois la volonté d’affronter le martyre « da forte ».

Habillée d’argent puis d’un turquoise foncé dignes de la reine d’Angleterre, Gruberova propose ensuite Anna Bolena et Roberto Devereux. Loin d’autres contextes où elle peut bénéficier de la faveur inconditionnelle du public, La Scala lui suggère un respect de la lettre du texte qui limite son penchant proverbial pour un goût des fioritures assez personnel. Et le mérite revient, probablement, à la direction alerte de Marco Armiliato, qui souligne les interventions concertantes sur un tapis confortable, attentif à ne pas alanguir outre mesure les rubato et les points d’orgue. Vigoureusement emportées, les pages qui lui sont spécialement confiées – les trois ouvertures (dont celle tirée de la version milanaise de Maria Stuarda, assez rare à l’audition puisqu’on lui préfère d’habitude la courte introduction conçue pour Naples) et les tumultueuses variations sur l’hymne national anglais qui précèdent le lever de rideau de Roberto Devereux – ainsi que les chœurs, dirigés par Alberto Malazzi, sont placés sous le souffle de l’Histoire, sombre anticipation ou triste commentaire de tragédies présagées ou désormais imminentes, blocs massifs et imposants aux teintes larmoyantes. Avec Giovanni Furlanetto qui est aussi un perfide, autoritaire Nottingham, une excellente équipe de comprimari issus de l’Académie de perfectionnement de La Scala ponctue ces passages : Chiara Isotton, mezzo charnu pour les confessions de Smeton et de Sara, Sehoon Moon, ténor de belle prestance, et encore Azer Rza-Zade et Petro Ostapenko.

Mais c’est dans la deuxième partie du récital que brille l’astre de Gruberova. Après un récitatif admirablement articulé, la scène finale d’Anna Bolena décrit un parcours mental, un chemin de gloire où l’on ne sait qu’admirer le plus du souffle infini qui soutient « Al dolce guidami » ou de la beauté transcendante du legato de la prière « Cielo : a’ miei lunghi spasimi ». On oubliera difficilement la perfection de son fiorito – les triolets des « verdi platani », avec les accents décalés, la progression ascendante de trilles rinforzando sempre de la cabalette finale – comme la morbidezza, la facilité presque avec laquelle ce long crescendo émotionnel mène aux suraigus conclusifs, dardés dans un état d’ivresse hallucinée contagieuse. Et puis il y a son jeu scénique – quoique limité par la version de concert : peu de gestes, raréfiés et essentiels mais capables de donner vie à tout un monde intérieur, à des visions éphémères qui se manifestent hic et nunc dans la réalité de la scène. Ainsi pour ses mains, qui suivent le flux du « quieto rio », le fleuve tranquille qui coule et renvoie ses soupirs d’amours ; ainsi pour ses pas chancelants, pour la grand scène de Roberto Devereux. Où l’on découvre, avec la reine humiliée, surtout la femme offensée, dans un portrait qui fait souvent songer à l’énergie saisissante, à la fougue mélo d’une Bette Davis. Gravé dans le feu incandescent de la passion, le récitatif suit de près les changements de dynamiques et de signes d’expression (l’abandon nostalgique du larghetto « Il foco è spento », l’allegro impérieux quand la reine s’aperçoit que le temps presse, puis l’évocation a cappella de la mort qui s’avance pour son bien-aimé), avant un dernier sursaut de dignité, pendant le cantabile de l’air, quand la reine d’Angleterre s’adonne – a piacere, selon la partition – aux madrigalismes de son « sospirar ». Air d’ombres assoiffées de sang, la cabalette devient, à la fin, un époustouflant morceau de théâtre : entre concessions au parlando, coloratures di forza, précision infaillible des rythmes pointés, Gruberova la transforme en implacable marche au supplice, parcours tourmenté et inquiet d’une hystérie lucide et écœurée, au terme duquel la reine ne peut qu’abdiquer et la femme, accablée, songer à sa fin prématurée.

Vingt minutes de standing ovation ont couronné l’exploit de l’artiste, qui a récompensé l’enthousiasme du public avec une nouvelle reprise de la cabalette d’Elisabetta : avec un élan, un désespoir poignant, culminant dans un dernier contre- interminable. God Save Edita Gruberova, Queen of Belcanto !

G.M.

Deux des trois reines donizettiennes sont éditées par L’Avant-Scène Opéra : Maria Stuarda (n° 225) et Anna Bolena (n° 280)