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Marco Berti (Dick Johnson), Nina Stemme (Minnie) et Claudio Sgura (Jack Rance).

 

Mieux vaut tard que jamais : La Fanciulla del West, l’une des partitions les plus passionnantes de Puccini, « western-opéra » enlevé malgré un livret aux arêtes un peu abruptes, fait enfin son entrée au répertoire de l’Opéra de Paris. Las, dans une production proche de la sortie de route.

Que Nikolaus Lehnhoff souhaite prendre des distances avec le Far West, soit. Qu’il veuille appliquer un regard critique voire ironique sur l’œuvre, passe aussi. Mais que la démarche aboutisse d’une part à un mépris de la musique ou des données dramatiques de base de l’ouvrage, d’autre part à un mélange de caricature et de fourre-tout symbolique, on ne peut l’accepter. Ici ou là, assumés ou – pire – involontaires, des gags visuels ou des inepties scénographiques entraînent les rires incongrus du public, étouffant ainsi l’orchestre subtil de Puccini. Une fois les Mineurs originels transformés en malfrats des bas-fonds new-yorkais, tout cuir et flingue, comment croire à leur attachement naïf envers une Minnie leur lisant la Bible, ou à leur mal du pays d’exilés laborieux ? Pourquoi essayer de bâtir, d’ailleurs, un personnage de Minnie, quand il est si facile d’en charger isolément chacun des traits, rendus alors inconciliables : au I, une vraie patronne de tripot urbain, en manteau de cuir rouge ; au II, une chaste fleur-bleue en déshabillé, dont le mobil-home capitonné de rose vif ferait passer Barbie pour une égérie des gender studies ; au III, la salvatrice in extremis du bandit promis à la mort prend les traits d’une dea ex machina revue à la sauce Hollywood – chevelure rousse, fourreau lamé, grand escalier lumineux et lion de la MGM. Au passage, puisque Nikolaus Lehhoff ne peut décidément croire au livret ou nous y faire croire, l’unité de lieu aura été explosée entre les égouts de Wall Street (I), une aurore boréale en Alaska (II) et un cimetière automobile (III) – ce dernier élargissant le propos aux USA tout entiers, au point de faire des deux héros, lors d’une ultime surimpression projetée, un couple présidentiel sur les marches de la Maison Blanche. Si l’on décèle une volonté de croiser La Fanciulla avec le mythe américain et le capitalisme, elle ne parvient jamais à faire sens au long cours : la représentation reste creuse, triste coquille décorative (décors de Raimund Bauer, costumes d’Andrea Schmidt-Futterer) d’une réflexion « sur le papier » qui oublie le théâtre, la musique et l’émotion.

Reste alors à savourer l’arrivée à l’Opéra de Paris d’une musique foisonnante et versatile : Puccini à son meilleur, sachant marier la modernité des timbres, harmonies et rythmes avec le lyrisme de ses galbes mélodiques – ici, l’orchestre est plus que jamais un acteur de l’opéra, à coup d’atmosphères tantôt colorées, tantôt percussives. Travail professionnel de Carlo Rizzi, très attentif notamment aux chœurs – ces derniers ne déméritent pas, mais pâtissent au premier acte d’une étrange chorégraphie saccadée –, qui pourrait parfois apaiser plus les équilibres en faveur des voix lorsqu’elles sont cantonnées dans le medium. Hélas, les moments les plus délicats et arachnéens restent souvent couverts par les rires du public réagissant à la mise en scène…

Outre un impeccable Alexandre Duhamel en Jake Wallace (ici figé en chanteur country) et une pléiade de comprimari bien tenus, le trio de tête assume avec un panache certain les amples défis de la partition. Claudio Sgura campe un Jack Rance délié, aidé de sa longue silhouette : moins le sheriff autoritaire que l’amant jaloux. Pour lui comme pour le Dick Johnson de Marco Berti, une direction d’acteurs plus fine et personnalisée aurait été bienvenue pour éviter les postures académiques (voire les situations franchement embarrassantes : n’est pas cascadeur qui se le voit imposer…). Le ténor possède en tout cas les moyens d’endurance et de tessiture requis par le bandit réprouvé, même si ses montées dans l’aigu le sont très en force et que les portamenti finissent par envahir sa ligne de chant. Minnie, enfin, est servie magistralement par Nina Stemme, wagnérienne autant qu’amoureuse du chant italien – une double vocation ici parfaitement à l’œuvre. Passé un premier aigu un peu raide et nonobstant des attaques très surveillées, le timbre est dardé mais cuivré, et sait explorer toutes les facettes du personnage, passant avec nuance de la maîtresse-femme à la midinette en attente du grand amour. Elle est la triomphatrice de la soirée, et traverse les différents tableaux scénographiques comme autant d’épreuves laissant inentamée la prestance de son interprétation. Plutôt que de reprendre la mise en scène de Lehnhoff créée à Amsterdam en 2009, pourquoi donc l’Opéra n’a-t-il pas offert à la soprano suédoise – et au public parisien – la formidable production de La Fanciulla del West selon Christof Loy qu’elle avait défendue « à domicile », à Stockholm en 2012 (DVD EuroArts : précipitez-vous !) ? Cela reste un regret inconsolable pour cette entrée au répertoire… Mais au moins, grâce à Stemme, et même transportée sur la Côte Est ou au Pôle Nord, reste une grande Fanciulla, cachée au milieu des peluches ou des épaves comme une pépite dans son filon brut.

C.C.

Lire aussi notre numéro consacré à La Fanciulla del West : L’Avant-Scène Opéra n° 165


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Ugo Rabec (Billy Jackrabbit) et Anna Pennisi (Wowkle). Photos : OnP / Charles Duprat.