OEP268_1.jpg

Nadja Michael (Médée) et John Tessier (Jason).

OPA sur Médée

Ce n’est plus Médée de Cherubini, mais bien la soirée de Krzysztof Warlikowski. Avant l’ouverture, impossible de se concentrer sur le compositeur : une rumba envahit le théâtre – accompagnant des films en Super 8 projetés sur le rideau de scène et évoquant la douceur de vivre des années soixante, leurs mariages empesés et leurs plages à bikinis. Plus loin, ce sera ici un slow rock, là des dialogues parlés remaniés (et exagérément sonorisés) que le dramaturge Christian Longchamp indique, dans le programme, d’un « terre-à-terre » volontaire afin de « préciser notre voisinage avec l’horreur, nous en faire mieux éprouver la proximité ». Enfin c’est l’interdit ultime : surtout, ne pas applaudir après l’accord final, se priver de la catharsis prévue pourtant par Cherubini, car Monsieur Warlikowski juge plus utile, ou scotchant, un long silence précédant la très théâtrale sortie de scène de Médée, claquant la porte sur son passé – ou sur le public, qui se partage alors entre huées et applaudissements, bien sûr.

On a souvent beaucoup aimé le travail de Krzysztof Warlikowski (Iphigénie en Tauride, Parsifal, Le Roi Roger par exemple). Mais cet interventionnisme-là sur l’œuvre elle-même, son univers musical et langagier, outre qu’il repose sur les présupposés hâtifs que – primo – proximité signifie platitude, et que – secundo – celle-ci ex abrupto a sa place au théâtre, semble masquer une absence d’idée de fond quant à Médée, et notamment la Médée de Cherubini, et plus notamment encore sa version française originale. Que le dramaturge ose par ailleurs convoquer dans le programme le souvenir du « petit Grégory » et le « Sublime, forcément sublime » d’une Marguerite Duras en pleine dérive, au mépris de tout respect d’une certaine éthique, et c’est la cerise sur le gâteau : non, décidément, le fait divers n’est pas notre mythologie d’aujourd’hui – en tout cas, on s’y refuse. Laissons Amy Winehouse dormir en paix, ou alors réveillons-la à bon escient ; ses yeux de biche et sa choucroute brune, ses tatouages et ses fourreaux de skaï vont certes comme un gant au corps de rêve et au tempérament de défonce scénique de Nadja Michael, ici aiguisé au plus vif par la direction d’acteurs du Polonais qui sait y faire sur ce plan – mais enfin : quel rapport avec Médée ?!

Créon n’est-il vraiment qu’un beauf satisfait ? c'est faire trop grand cas d'un président-joggeur à Ray-Ban que d'y réduire le roi de Thèbes... A quoi bon pousser Néris dans les retranchements les plus poignants de son air, si c’est pour en minimiser l’émotion dès la dernière note émise ? Trop de distance est ici prise avec Médée, souvent ridiculisée – involontairement, on ose encore l’espérer. Warlikowski rabaisse ici la tragédie au rang du trivial au lieu d’élever ce trivial à la puissance du mythe – ce qu’il avait réussi avec Iphigénie. Ici, chaque scène parlée vient au contraire détruire la portée de la musique qui l’a précédée, et ce choc des mondes, bien loin de faire dialectique ou contrepoint, fait cacophonie. Or la valeur stylistique de la cacophonie… c’est son potentiel comique.

Et Cherubini dans tout ça ? Les Talens Lyriques et Christophe Rousset en restent à des sonorités avares, soignées dans les soli (les bois notamment) mais sans rondeur ni architecture : ils peinent donc à lui donner son ampleur marmoréenne et sa violence interne, toute cette densité menaçante qui fait le lien de Gluck à Weber. Qu’ils soient appariés à Nadja Michael laisse songeur : la soprano allemande lâche sa voix sans souci de style ou de prononciation ; pas un seul petit mot ne sera audible de toute la soirée, même en plein cœur du medium, noyé dans une lave de sons toujours triple forte, au vibrato sismique et à la justesse défaillante. La prononciation ne sera pas non plus le fort de Dircé (qui tient néanmoins sa partie périlleuse avec solidité) ou de Créon (un Vincent Le Texier ici trop peu phrasé), pas même celui de Varduhi Abrahamyan dont la Néris est, au moins, stylistiquement plus appropriée et de beau timbre. C’est le Jason du Canadien John Tessier qui, en revanche, « crève » ce plateau vocal comme un trait le ferait d’une baudruche : élocution parfaite, moyens idéalement adéquats, beau style châtié… C’est sur lui que l’on a envie de terminer ce compte rendu d’un rendez-vous cruellement manqué.

C.C.


OEP268_2.jpg

Vincent Le Texier (Créon) et Nadja Michael (Médée).
Photos Vincent Pontet - WikiSpectacle.