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Alexey Tatarintsev (Iacha), Igor Golovatenko (Lopakhine), Marat Gali (Lionia), Thomas Bettinger (Un Invité) et Anna Krainikova (Varia).

Nouvelle commande de l’Opéra de Paris au compositeur Philippe Fénelon, La Cerisaie – sur un livret en russe d’Alexei Parine d’après la pièce de Tchekhov (1904) – a été entendue en version de concert à Moscou avant d’être créée scéniquement au Palais Garnier, sous la direction de Tito Ceccherini et dans une mise en scène de Georges Lavaudant.

Visuellement, la production est souvent photogénique : la scénographie de Jean-Pierre Vergier emprunte à un réalisme onirique aux belles teintes sépia, renvoyant aux années 1900. Mais plusieurs ajouts sans nécessité intérieure – une ballerine à la chorégraphie sans intérêt, un chœur féminin en tenue « traditionnelle », des fauteuils que l’on utilise gratuitement – meublent l’espace en permanence, et renforcent la perplexité du spectateur devant cette « Cerisaie ». Georges Lavaudant s’est-il senti à l’aise avec le livret d’Alexei Parine ? Le texte grille d’entrée de jeu le seul « coup de théâtre » de la pièce de Tchekhov : l’annonce de l’achat de la propriété familiale par Lopakhine ne fait ici aucun effet, car on n’a pas eu le temps de se familiariser avec les protagonistes (l’aristocrate ruinée Liouba, le moujik parvenu Lopakhine), pour en mesurer le choc dévastateur. Il dévoile aussi d’emblée ce que la pièce laissait seulement filtrer comme un poison : la mort du fils de Liouba. Très vite aussi, le livret superpose les répliques de ses personnages sans présentation aucune – seul le spectateur très familier de Tchekhov pourra les identifier et les comprendre. Voulant ainsi échapper à la narration linéaire, Parine s’inscrit dans une forme en prisme qui tantôt floute tantôt gâche la compréhension, en s’éloignant de l’esprit de Tchekhov. Envolés, la légèreté inconsciente de Liouba, le ton de comédie auquel l’auteur tenait tant (réduit ici à la scène de prestidigitation de Charlotta). Envolés aussi, les moments forts qui auraient pu être si opératiques : le début de l’abattage de la cerisaie, la solitude finale de Firs oublié par ses maîtres. Privé de tout cela, le livret s’enlise, et l’écrin scénographique se peuple d’une direction d’acteurs sans grâce ni invention : on chante face public en agitant beaucoup les mains, les chœurs tentent une pauvre gestuelle pour habiter leurs rangs figés, et les déplacements sont trop calculés mais pas assez rigoureux pour faire sens ou émotion.

Musicalement, certains moments laissent imaginer la Cerisaie tchekhovienne que Fénelon aurait pu dessiner : lors des scènes avec Gricha (ici joliment incarné par une mezzo), le tissu orchestral s’allège, se poudre, se colore de lumières diaphanes, de même que l’écriture vocale se découvre flottante, aérienne. Le reste du temps, la partition déroule une persistante intensité d’expression, des intentions monotones, sans oser le silence autre que brut, ou la demi-teinte. Le non-dit, la nuance, le sens esquissé dans les failles du dialogue ou les ruptures de ton, toute cette magie tchekhovienne se perd ici en un enchaînement de longs monologues appuyés, une série de clins d’œil en forme de private jokes (Verdi, Stravinsky…) hors de propos, et un sentiment d’ennui profond.

L’équipe musicale sert pourtant avec engagement la partition. La distribution, russophone en ce qui concerne les dix personnages principaux, est homogène en qualité et en présence vocale. Les travestis (Charlotta interprétée par une basse, Firs par une mezzo) sont inégaux : la jeune Ksenia Vyaznikova, qui hérite d’une scène finale d’ampleur à défaut d’être fidèle à Tchekhov, mime difficilement la démarche du vieillard Firs ; Mischa Schelomianski, corpulence et costume aidant, dessine en revanche une Charlotta graphique et fantasque. La Liouba d’Elena Kelessidi s’investit dans son personnage, mais avec une flamme qui évoque plus le désespoir d’une Anna Karenine que le désenchantement d’un monde. Vocalement tous impeccables, menés par la baguette efficace de Tito Ceccherini, ils ne peuvent à eux seuls faire revivre – le temps d’une représentation comme le temps d’un bal – le mirage d’une Cerisaie qui se dérobe décidément à ses adaptateurs.

C.C.

(13/02/2012) Philippe Fénelon nous a fait parvenir un courrier déplorant vivement le contenu de ce compte rendu. A notre proposition de le publier en droit de réponse, il a opposé une fin de non-recevoir. Nous ne pouvons que déplorer à notre tour cette absence d'échange.

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Anna Krainikova de dos (Varia), Elena Kelessidi (Liouba), Julie Mathevet, Andreea Soare sur le divan et Andrea Hill et Anna Pennisi derrière le divan (Quatre jeunes filles).


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Ksenia Vyaznikoya (Firs). Crédit : Opéra national de Paris/ Andrea Messana.