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© Opéra national de Paris / Eric Mahoudeau.


Une semaine après le fiasco de Manon, quel plaisir de retrouver l’Opéra de Paris à son meilleur : cette Dame de pique, qui alterne actuellement sur le plateau de Bastille avec l’opéra de Massenet piétiné par Coline Serreau, propose une des soirées les plus abouties de l’année lyrique, en termes aussi bien musicaux que dramaturgiques. Et s’il s’agit d’une reprise – celle de la production de Lev Dodin créée à Amsterdam en 1998 et déjà présentée à Paris en 1999 –, ne boudons pas notre plaisir et saluons cette belle initiative qui relève le niveau de la saison… et de la maison.

Aux commandes du chef-d’œuvre de Tchaïkovski, un Dmitri Jurowski à l’autorité souveraine, au galbe profond, qui fait sonner l’Orchestre de l’Opéra de façon chatoyante et vigoureuse –s’y joignent des Chœurs superbement ronds et chauds. Il faut à son panache sonore un plateau vocal à la hauteur, et l’Opéra l’a réuni au point de nous donner la sensation rare d’entendre la salle de Bastille emplie par une voix à sa mesure : le ténor de bronze de Vladimir Galouzine, Hermann puissant et effrayant par l’ampleur de sa déréliction comme par celle de son timbre qu’il sait déchirer sans jamais l’abîmer. La mise en scène de Lev Dodin, lui imposant une présence permanente sur le plateau et une implication mentale dans tous les tableaux, ajoute à ce sentiment de compassion. Autour de lui, la Lisa d’Olga Guryakova est une actrice captivante – même si des aigus durs ou incertains atténuent le charme de son timbre ; Evgeny Nikitin est un Tomski solide, Varduhi Abrahamyan une Paulina opulente et stylée. La Comtesse de Larissa Diadkova nous emmène très loin en creusant son « Je crains de lui parler la nuit » au plus près de la tombe ; nous manque seulement – mais, du coup, cruellement – un français compréhensible pour aller avec elle au bout du voyage. Quant au Prince Eletski de Ludovic Tézier, il délivre une nouvelle fois une leçon de chant, de style et d’intériorité ; quand la longueur de souffle et la conduite de la phrase chantent ainsi… au silence de Lisa répond celui d’un public qui hésite à applaudir de peur de briser le charme.

La mise en scène de Lev Dodin relève de la relecture radicale, et s’attire à ce titre quelques huées combattues pourtant par les applaudissements de ceux qui en ont apprécié les finesses. Dodin situe sa Dame de pique dans un décor quasi unique : l’hôpital psychiatrique où végète Hermann, devenu fou et revivant en flash back les événements qui l’ont amené là. L’idée ne manque ni de fidélité à Pouchkine (dont le héros finit fou), ni de profondeur (les scènes festives se font réminiscences cruelles), ni de pertinence (l’instabilité mentale, l’allusion fantastique sont au cœur de l’ouvrage). Ni, surtout, de beauté : celle, classique et épurée, des costumes de Chloé Obolensky et des décors de David Borovsky ; celle, d’une douceur inquiétante, de leur palette de couleurs – crème et céladon.

Les décalages texte/image se justifient par le délire, révélant la face terrible de se qui se cache et se joue dans le livret. Les temporalités se mêlent, les lieux aussi – est-on dans l’asile, chez la Comtesse ? est-ce le souvenir de Hermann, le temps réel… ? –, nous amenant à un cauchemar éveillé propice aux peurs enfouies. L’intermède de la Bergère sincère, interprété par Lisa et Hermann en un colin-maillard forcé, devient ainsi une atroce parodie de duo d’amour, fondue avec brio à la scène suivante. Chaque idée du metteur en scène se révèle ainsi toujours judicieuse par rapport au livret et à la musique. On se demande donc pourquoi il n’a pas assumé l’intégralité de la partition et jugé opportunes des coupures inutiles voire dommageables (fragments de chœurs des enfants et des promeneurs, et de dialogues lors de la scène de jeu).

On retient de cette production, outre sa beauté plastique et sonore, son regard perçant mais attentif porté sur les tourments et les tréfonds de l’ouvrage. Une Dame de pique qui remporte la mise.

C.C.

À lire : La Dame de pique, L'Avant-Scène Opéra n° 119/120
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Varduhi Abrahamyan (Paulina), Olga Guryakova (Lisa) et Vladimir Galouzine (Hermann). © Opéra national de Paris / Elisa Haberer.


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Scène finale : Larissa Diadkova (La Comtesse), Olga Guryakova (Lisa), Balint Szabo (Sourine), Evgeny Nikitin (Comte Tomski) et Martin Mühle (Tchekalinski), au-dessous : Vladimir Galouzine (Hermann). © Opéra national de Paris/ Elisa Haberer