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Il y a plus de trente ans qu'il me tardait de découvrir intégralement Amadis de Gaule, que je ne connaissais que par une lecture fragmentaire de la partition et par un unique enregistrement remontant à deux décennies, absurde par le choix d'une traduction allemande (et Helmuth Rilling, très loin de cette musique, ne germanisait pas seulement par là) et tronqué d'une bonne partie de ses ballets. A présent, grâce à une réalisation de très belle qualité qu'il est urgent de faire paraître sur CD et DVD, il se confirme que nous tenons là le véritable chaînon manquant entre Rameau et le Mozart d'Idoménée et qu'en disparaissant à quarante-six ans, le « Bach de Londres » nous a quittés sur un extraordinaire chef-d’œuvre, départ brutalement coupé d'une nouvelle phase créatrice aux lendemains insoupçonnables. On sait que Mozart désirait remanier son Idoménée dans un sens plus « français », et c'est bien ce que nous offre Amadis de Gaule, bien que Mozart ne l'ait certainement pas connu si ce n'est par fragments. Ni baroque, ni roccoco, ni surtout « galant », Amadis de Gaule dévoile un classicisme pleinement accompli, au-delà d'Idoménée ; il annonce même, en sa sécheresse crépitante mise en relief par la direction acérée de Jérémie Rhorer – sans doute accentuée par l'acoustique ingrate et courte de la salle Favart – la frénésie « noire » de la Médée de Chérubini telle qu'incarnée par le personnage d'Arcabonne qui va au-delà même de l'Elettra mozartienne.

La partition fait appel aux pleines ressources du grand orchestre classique (avec quatre cors et trois trombones, ces derniers plus intimement intégrés à l'ensemble que chez Gluck ou Mozart), et ses mélanges de timbres sont un enchantement permanent : alliages de bois et de cordes, rôle soliste des flûtes, avec la surprise de deux violons soli dans le divertissement final... L'écriture soliste des bassons au début du III est un hommage direct à Rameau, comme l’irrésistible Tambourni du II repris en fin de spectacle ou les merveilleuses Gavottes qui l'y précèdent. On se dit que pour égaler Mozart il ne manque à Jean-Chrétien qu'un petit « supplément d'âme », et puis on est bouleversé par la tragédie de ces deux femmes déchirées de passions contradictoires (les deux héros masculins sont bien plus univoques) : si l'Acte II est à la terrible Arcabonne, le III exalte la touchante Oriane. Tout cela traité avec une concision exemplaire : pas une longueur, pas une redondance au cours de ces trois actes durant tout juste deux heures : les proportions parfaites d'une certaine Iphigénie en Tauride exactement contemporaine !...

Production classique, comme il convient. Dieu merci, pas de pipi-caca germano-expressionniste à la mode mais une sobre noblesse dans la mise en scène de Marcel Bozonnet, dans les décors stylisés de ruines et de colonnes d'Antoine Fontaine évoquant les toiles romaines d'un Léopold Robert, avec de rares et opportuns contrastes de couleurs (le rouge sanglant d'Arcabonne, le blanc du héros titulaire ou de son amante Oriane) tranchant sur le camaïeu et les gris des autres costumes de Renato Bianchi. La distribution me semble dominée par la superbe Arcabonne d'Allyson McHardy, au somptueux medium de tragédienne, et par le lyrisme plus juvénile et très pur d'Hélène Guilmette en Oriane, Philippe Do en Amadis, c'est l'irrésistible ténor propre à faire chavirer les cœurs féminins face au très « noir » Arcalaüs de Franco Pomponi. Et n'ayons garde d'oublier la bonne fée Urgande dea ex machina de Julie Fuchs, ni la belle prestation du Choeur des Chantres du Centre baroque de Versailles. Chorégraphie très vivante et parfaitement intégrée de la Compagnie Les Cavatines.

Excellent orchestre du Cercle de l'Harmonie, qu'on eût souhaité plus nourri quant aux cordes (le compositeur avait disposé de vingt ou vingt-cinq violons). Jérémie Rhorer mène la partition à fond de trains. A l'excès ? C'est oublier que Bach le Cadet était aussi un maître méconnu du Sturm und Drang (pensez à la Symphonie en sol mineur !) ici intégré à un haut classicisme déjà pré-romantique par endroits (les inflexions « napolitaines » au début du II annonçant même Brahms !). Qu'il me tarde de réentendre et de revoir tout cela par l'indispensable parution d'un enregistrement – il faut qu'après cette résurrection dans une réalisation d'une rayonnante jeunesse, Amadis de Gaule ne disparaisse plus jamais du répertoire !

H.H.


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Amadis (Philippe Do), Oriane (Helene Guilmette), Arcabonne (Allyson McHardy), Arcalaues (Franco Pomponi), Urgande, 1er Coryphee (Julie Fuchs), La Discorde, 2e Coryphee (Alix Le Saux). Photos : PIERRE GROSBOIS 2011 / JERRYCOM