OEP196_1.jpg"
Anne-Catherine Gillet (Cendrillon), Eglise Guttiérrez (La Fée).


Le pouvoir des rêves

Dans l’imminence du centenaire de la mort de Massenet, les représentations de ses compositions se multiplient dans les maisons d’opéra. Cendrillon figure parmi les titres qui ont récemment bénéficié d’un regain d’intérêt, sans doute à cause d’un sujet connu et aimé à toutes les latitudes. Qui plus est, sa programmation semble être devenue incontournable dans ces fêtes de fin d’année, ce qui en explique la prolifération sur les scènes francophones – et notamment parisiennes, où la version de Rossini côtoie le ballet de Prokofiev. Mais cette inflation cendrillonesque n’empêchera pas d’apprécier la magnifique production présentée à La Monnaie, qui clôture ainsi dignement une saison qui lui a valu le titre de « Maison d’opéra de l’année », décerné par nos confrères allemands.

Car, tout d’abord, la distribution convoquée est d’une rare homogénéité. Anne-Catherine Gillet a tout pour séduire dans le rôle-titre : un timbre charnu mais à l’aigu lumineux, un profil à la fois souriant et mélancolique à la Audrey Hepburn, une simplicité, une candeur d’expression tout à fait touchantes. Mais on adore aussi sa vision du personnage, à commencer par son premier air, « Reste au foyer, petit grillon » : loin d’être une femme résignée, précurseur d’une desperate housewife, elle invoque l’aide de sa marraine, la bonne fée, justement parce que le foyer et les lourdes tâches ménagères s’avèrent un horizon trop restreint pour ses aspirations, pour ses rêves. Cela rend enfin plus crédible la scène suivante, avec l’apparition de la Fée, et tout le reste de l’intrigue, qui doit beaucoup de son charme au bousculement ininterrompu entre rêve et réalité. A ses côtés, Sophie Marilley est un Prince Charmant à l’enviable souplesse vocale : son air du deuxième acte, « Cœur sans amour, printemps sans roses » possède toutes les iridescences d’une mélodie fin-de-siècle, toutes les inquiétudes juvéniles d’un Cherubino hypocondriaque mais déjà prêt à découvrir les plaisirs de l’amour. Eglise Gutiérrez est désormais considérée comme une spécialiste du personnage de la Fée. Sa colorature est correcte, sa maîtrise du rôle irréprochable, mais – tout comme à l’Opéra-Comique, au printemps dernier – on reste un peu sur sa faim : faute d’une aisance qui devrait être époustouflante sans l’être jamais, d’un timbre qui a tendance à devenir vitreux, d’un manque de féerie, qualité première du personnage.

Toute la famille de Cendillon est, par contre, simplement parfaite : à commencer par Lionel Lhote, un Pandolfe (trop ?) tonnant mais avec le juste mélange d’humour et de sensibilité ; puis avec les deux sœurs de Ilse Eerens (Noémie) et Angélique Noldus (Dorothée), complémentaires sous les profils physique et vocal ; pour en finir avec la magistrale Madame de la Haltière de Nora Gubisch, cartoonesque à souhait, peut-être parfois incline à poitriner – mais avec quels résultats ! Sa description du bal (« Le bal est un champ de bataille ! »), au premier acte, puis de la généalogie de famille (« Lorsqu’on a plus de vingt quartiers »), au troisième, sont des miracles d’esprit, d’intelligence, de verve.

Qualités qui dominent non seulement le chœur pétillant, dirigé par Martino Faggiani, mais surtout la fosse, où s’impose la houlette d’un Alain Altinoglu dont on savoure la direction dès les premières mesures, avec la pompeuse grandiloquence du pastiche en style baroque placé en guise d’ouverture. Son interprétation repose sur une intelligence admirable des ingrédients savamment combinés par Massenet : la parodie de l’écriture musicale du Grand Siècle, associée aux rêves de noblesse de l’altière marraine ; l’atmosphère pastorale, où s’inscrit la relation entre Cendrillon et son père ; la dimension onirique qui ponctue l’apparition de la Fée et de ses esprits ; la finesse extrême de la comédie musicale, lors de la représentation de la vie de cour, jusqu’à un concertato di stupore (« Ô la surprenante aventure ! Ô la charmante créature ! ») a cappella, dans le plus pur style rossinien. Dans ce mélange de genres réside l’intérêt d’une partition qui réclame autant d’attentions pour ses qualités mélodiques que pour son caractère enjoué : d’où sa poésie, que l’on a retrouvée toute entière, et avec le plus grand plaisir.

Cette alliance de fantaisie et de rigueur, de légèreté et de rythme, était aussi à la base de la mise en scène signée par un Laurent Pelly revenu à son meilleur cru. Conçu pour l’Opéra de Santa Fe en 2006, ce spectacle vient d’être applaudi au Covent Garden de Londres, l’été dernier : c’est donc après un long rodage qu’il arrive sur la scène belge (la reprise est assurée par Benoit De Leersnyder), où la dimension réduite du plateau a permis d’apprécier tous les détails d’une conception finement nuancée. S’il y a un aspect qui semble avoir inspiré non seulement cette Cendrillon, mais aussi le Don Quichotte qui l’a précédée l’année dernière, ce sont sans doute les qualités littéraires des textes mis en musique par Massenet, réductions d’œuvres célébrissimes pour un public friand de chefs-d’œuvre de la littérature européenne. Ainsi, si le noble hidalgo espagnol était complètement immergé dans ses lectures, à tel point que le décor était entièrement bourré de papier, ici le conte de fée nous est narré à travers les pages d’un grand livre, celui des Contes de Perrault illustrés par Gustave Doré, dont on admire quelques pages dans le portfolio qui figure dans le programme du spectacle. Et non seulement les beaux décors de Barbara de Limburg évoluent comme si on tournait ces pages, mais on retrouve dans les costumes de Pelly les mêmes couleurs : le rouge du maroquin de la couverture, le sépia, l’encre et l’ocre d’une écriture riche en arabesques.

Mais il n’est pas question d’une élégante toile de fond : car Pelly dirige les acteurs à partir de la musique, de ses excès comme de son raffinement, suivant de près les alternances de registres et d’atmosphères. Ainsi, on n’oubliera pas facilement le rêve de Cendrillon, à la fin du premier acte, lorsque celle-ci s’endort à côté d’un simple abat-jour et que le volume qui l’entoure devient miroir transparent d’un ciel étoilé ; ou le tableau de la Fée, au troisième acte, qui se déroule maintenant dans une forêt de cheminées, au-dessus des toits, comme dans la meilleure tradition féerique d’une Mary Poppins. Mais les passages oniriques alternent avec d’autres délibérément plus cocasses, à partir du moment où tous les serviteurs, couturiers et coiffeurs virevoltent sur scène pour servir les deux sœurs et leur mère. On retiendra alors le défilé absolument désopilant des princesses aspirant à la main du Prince (et on y retrouve même quatre enfoirées qui, faute de mieux, se contenteront des valets…), jusqu’au moment où toute la cour danse, suivant des chorégraphies que Laura Scozzi veut mécaniques et farcesques, avec juste ce qu’il faut pour évoquer le déchainement d’un bal latino… Si bien que, lorsqu’apparaît la Fée, à la fin de l’œuvre, trônant sur une pile de volumes encore à découvrir, on comprend vite que Pelly a d’autres histoires à raconter, d’autres rêves à dévoiler. Manon l’attend, l’année prochaine : et nous aussi, avec elle.

G.M.


OEP196_2.jpg"
Lionel Lhote (Pandolfe), Anne-Catherine Gillet (Cendrillon), Sophie Marilley (Le Prince Charmant).


OEP196_3.jpg"

Eglise Gutierrez (La Fée). Photos : Johan Jacobs.