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Anne Schwanewilms (Impératrice).

1955 : Karl Böhm enregistre La Femme sans ombre dans un Musikverein glacé – que Christof Loy confond avec le Sofiensaal. Fasciné comme tant d’autres par cette légendaire version, le metteur en scène ressuscite l’événement : voilà les chanteurs devant leur partition, obéissant aux consignes du directeur technique, quittant la salle quand ils ont fini. Les autres sont chacun à leur poste, notamment dans la cabine d’enregistrement. Mise en scène, sinon en espace d’une version de concert ? La madeleine de Proust ? Mise en abyme complaisante telle qu’on les aime aujourd’hui ? Est-ce l’Impératrice qui erre dans la salle, observe la Teinturière, épie l’Empereur ? Ou la chanteuse, que sa consœur intrigue, que le ténor éveille à l’amour ? Les personnages parviennent au terme de leur quête parce qu’ils sont incarnés par des êtres vivants ; ceux-ci se trouvent eux-mêmes parce que la partition constitue un peu le grimoire de leur destinée. A partir du deuxième acte, le conte initiatique reprend ses droits, éclairé et renforcé par cette ambivalence, récupérant sa magie par des moyens inattendus – par les subtils jeux de lumières aussi.

Nous craignions beaucoup de cette Femme sans ombre, après avoir subi, à Genève, le massacre de La Dame du lac et le ratage des Vêpres siciliennes. Nous avons, très vite, rendu les armes. Le travail de Christof Loy, loin de toute virtuosité superficielle, est d’une acuité, d’une profondeur remarquables, en particulier dans une direction d’acteurs qui habite jusqu’aux silences – le regard fasciné de l’Impératrice immobile sur la Teinturière, au début du troisième acte – et donne une épaisseur à chacun, jusqu’aux figurants. L’inscription dans la réalité perd heureusement tout caractère anecdotique, alors qu’elle passe par une plongée dans l’inconscient des personnages – lorsque l’Impératrice chante son solo au deuxième acte, tout le monde autour d’elle est remplacé par des enfants. Pas de vulgarité dans l’apparition des cover-girls quand la Teinturière rêve d’érotisme, d’établissement et de hautes fréquentations. Inscription dans l’histoire également, dont Strauss, après tout, reste lui-même inséparable. La fin, concert de Noël dans une salle tapissée de drapeaux, ouvre ainsi sur l’avenir : l’Opéra de Vienne vient de rouvrir – on y donne, entre autres, La Femme sans ombre – et l’Autriche de récupérer sa souveraineté. Figure quasi rédemptrice, axe du drame, l’Impératrice est enfin sortie de l’enfance, la cantatrice enfin entrée dans la carrière. Le passé est exorcisé : la Nourrice, survivante d’un âge archaïque pour le metteur en scène, ne chantera pas avec le quatuor final ; on ne verra plus non plus, ces voyageurs de la mort, valise à la main – le Sofiensaal, où avait été créé le parti nazi autrichien, servit de centre de regroupement pour les juifs. Cette Femme sans ombre se situe à la croisée des chemins individuels et collectifs. Alors qu’elle n’aurait pu être qu’un brillant exercice de style, elle préserve l’émotion.

Mais cette émotion vient d’abord d’une Philharmonie de Vienne en état de grâce, à la beauté enivrante, aux chefs de pupitre sublimes, galvanisée par la direction Christian Thielemann, peut-être jamais aussi inspiré que lorsqu’il dirige Strauss. Si l’orchestre est somptueux et luxuriant, il ne pèse nullement malgré le nombre, tant il sonne clair, avec un éventail infini de nuances, des souplesses inouïes, des chatoiements impressionnistes, une sensualité à la fois capiteuse et subtile – on croirait parfois que Strauss a écouté de près la Troisième Symphonie de Szymanowski. Le chef sait suspendre le temps, créer des atmosphères oniriques en mariant les timbres avec gourmandise. A-t-on un jour entendu Femme sans ombre aussi chambriste ? Peut-être se montre-t-il ici ou là, comme souvent dans la fosse, plus coloriste que dramaturge, plus symphoniste, là où un Böhm déchaînait les tempêtes du théâtre. On ne le lui reprochera pas : tout cela est trop beau. Et il sait bien qu’il lui faut ménager des chanteurs qui n’ont pas la puissance et les ressources des anciens – à commencer, justement, par ceux de la version de 1955. D’autant plus que, à l’instar de Solti en 1992, il refuse, contrairement à l’usage, d’opérer la moindre coupure – le troisième acte y gagne beaucoup, notamment pour la Nourrice.

Michaela Schuster, justement, si elle compose un personnage plus sœur aînée que magicienne, à la fois double et antithèse, tentatrice mais pas vraiment démoniaque, humaine au fond, a le timbre trop clair, la voix trop aiguë pour le rôle, auquel il faut des couleurs plus sombres, plus fauves, un médium et un grave plus nourris – on pourrait en dire autant du Messager de Thomas Johannes Mayer. La voix adéquate, la Teinturière d’Evelyn Herlitzius la possède plus incontestablement, une voix sans velours, celle de l’hystérique frustrée, d’une solidité à toute épreuve pour ces éclats semblant parfois interdire toute ligne, qu’elle n’élude jamais par le Sprechgesang ; celle de la mal-aimée – et de la mal-aimante – aussi, se pliant aux phrases plus galbées du remords et de la tendresse, arrivant en état au terme de ce rôle d’écorchée vive qui en fait une sœur d’Elektra. Même s’il n’a pas le même rayonnement, le Barak pétri d’humanité de Wolfgang Koch rappelle plus Berry que Fischer-Dieskau, très noble de phrasé et de couleurs, élégamment nuancé. Stephen Gould, en revanche, paie le prix de ses excès : on ne joue pas impunément le Heldentenor. Après un premier acte aux aigus arrachés, il se rachète dans le solo du deuxième, du moins au début, lorsqu’il faut modeler la phrase et chanter piano, se souvenant de ce qu’il était naguère, de nouveau à la peine dès qu’il doit conjuguer la vaillance et la souplesse. La pureté cristalline d’Anne Schwanewilms, heureusement, nous réserve des plaisirs autrement raffinés, Impératrice de rêve, à tous les sens du mot, plus éthérée, moins incandescente, moins incarnée qu’une Rysanek, construisant progressivement un personnage qu’elle chante souvent en Liedersängerin consciente du poids des mots – le solo du troisième acte, par exemple. D’une beauté, d’une présence irradiantes, figure à la fois de la compassion et de l’émerveillement, d’une homogénéité idéale de tessiture jusque dans les notes les plus extrêmes, graves ou aiguës.

Le tandem Thielemann-Loy, attelage de la grande tradition et de la modernité iconoclaste, avait a priori quelque chose d’improbable : il nous vaut la plus belle des nouvelles productions du festival 2011.

D.V.M.


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Evelyn Herlitzius (la Teinturière), Wolfgang Koch (Barak).

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Scène finale. Photos : Monika Rittershaus