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Żeljko Lučić (Macbeth) et les Sorcières.

Complété, si l’on peut dire, par une version de concert du Macbeth – Tre atti senza nome (2001-2002) de Salvatore Sciarrino –, ce Macbeth de Verdi est d’abord celui de Riccardo Muti, toujours en phase avec les premiers Verdi. Le chef a revisité la partition de fond en comble, ou plutôt l’a lue dans ses moindres détails, mettant en lumière des nuances, des couleurs oubliées ou ignorées. Une précision maniaque qui, si elle peut paraître froidement chirurgicale, n’en renforce pas moins la puissance de la musique. On n’a pas besoin de diriger Macbeth, tout prophétique qu’en soit le coup de génie, comme Aida ou Otello : il se suffit à lui-même. Le théâtre ne perd d’ailleurs pas ses droits : le Banquet, par exemple, que Muti ne dirige pas de la même façon après la première hallucination de Macbeth, est porté par un grand souffle dramatique. Mais le mérite n’en revient pas à lui seul : rien ne serait possible sans la complicité d’une Philharmonie de Vienne en état de grâce, jouant pianissimo comme personne, s’abandonnant tout entière à une de ses baguettes favorites – à Salzbourg, cela dure depuis quarante ans. Il en revient également à la parfaite harmonie entre la fosse et la scène. Chef et metteur en scène, comme Teodor Currentzis et Dmitri Tcherniakov à Bastille, ont d’ailleurs choisi ensemble la version parisienne, dont ils ont toutefois remplacé le finale par celui de 1847, et résolu la question du ballet en en faisant l’introduction du troisième acte.

Le credo de Riccardo Muti est en effet celui de Peter Stein : « Je n’offre pas d’interprétation, mais les faits qui sont dans le livret et, avant tout, dans la partition ». Ou encore, dit plus crûment : « Si l’on attend que les gens portent des jeans, utilisent des portables, restent collés à leur ordinateur ou montrent leurs nichons, j’en suis navré. Je tiens cela pour un très grand appauvrissement. » De quoi satisfaire le chef napolitain, un peu trop enclin, sous prétexte de fidélité, à donner son aval à des mises en scène d’une affligeante platitude. L’ancien directeur du théâtre du festival a d’ailleurs par deux fois décliné sa proposition, notamment pour une ouverture de La Scala : il voyait trop Shakespeare derrière Verdi, la représentation des sorcières l’embarrassait. Cette fois, il a trouvé. Trois acteurs jouent les sorcières, tandis que les chœurs représentent les arbres de la forêt, une façon d’identifier la nature et le destin, et de récupérer le fantastique shakespearien – on se demande même, au troisième acte, lorsque des enfants – ces enfants que le couple n’a pas eus – figurent des elfes, si l’on ne se trouve pas dans la féerie du Songe d’une nuit d’été. Stein relie directement Verdi à Shakespeare, faisant de Macbeth un nocturne moyenâgeux, avec ses apparitions, ses défilés, ses duels à l’épée, ses cadavres sanglants, ses conspirateurs vêtus de noir tels des spectres, le chaudron de ses sorcières, le fantôme de Banquo, plongeant le drame dans la pénombre d’une Felsenreitschule abandonnée à sa nudité – juste une esquisse de colline ou un mur amovible. Exploitée aussi dans ses espaces : le cortège du roi, la procession des exilés parcourent la salle en longeant la fosse d’orchestre, tandis que Lady Macbeth, avant de chanter sa folie, hante les arcades sa bougie à la main. Une Felsenreitschule que Stein connaît bien, pour y avoir monté les drames romains de Shakespeare et dont un nouveau toit ouvrant a, pour sept millions d’euros, amélioré l’acoustique. Stein est l’anti-Tcherniakov : il ressuscite tout ce que le Russe avait occulté, à commencer par la pureté de la tragédie. Convention, tradition ? Certes, mais impeccablement, éloquemment assumées. Le spectacle est réglé au cordeau, à la faveur d’une direction d’acteurs très étudiée, qui joue beaucoup, pour le couple, sur le jeu de mains exprimant l’égarement, le dialogue angoissé avec le monde de la nuit, l’obscurité de la conscience, symptôme, dès le début, des vertiges de l’aliénation. C’est à la fois sobre et fort, plein de tension et de mystère, notamment la scène du Banquet. On est loin, heureusement, du néo-classicisme amidonné de l’Orfeo ed Euridice de l’année passée.

Des chanteurs, le chef exige ce qu’il exige de lui-même. Macbeth se situe ainsi exactement où Verdi l’a placé : entre cris et chuchotements. Pas une indication qui ne soit respectée, en particulier dans l’étonnant duo du couple au premier acte, souvent moins chanté que murmuré. On passe, du coup, sur quelques faiblesses d’une distribution venue surtout de l’Est, à l’exception du Macduff sonore et solide – rien que cela – de Giuseppe Filanoti. Le baryton serbe Żeljko Lučić, Rigoletto hier au Met et demain à Bastille, est déjà familier de Macbeth, qu’il a aussi chanté au Met. Une voix au timbre chaud et rond, mais un peu monochrome, avec une émission parfois sourde et un aigu sans insolence, qui atteint sans doute – question de technique ? – ses limites, surtout à la fin, dans le rôle de l’usurpateur assassin. Tout cela racheté par une homogénéité des registres, une noblesse de phrasé, une maîtrise du legato, un chant conjuguant la beauté du belcanto et l’expressivité de la déclamation comme l’exige un rôle vocalement hybride. Et la stricte fidélité aux nuances nous restitue le vrai visage de Macbeth, s’efforçant à un héroïsme improbable, fragile et pitoyable, dont le « Tutto è finito » du premier acte, à peine chuchoté, nous dit tout sur deux notes. Fragile aussi malgré tout la Lady de Tatiana Serjan, qui n’a pas dans le timbre les raucités sauvages, la noirceur ténébreuse de voix souvent plus centrales. C’est un vrai soprano, plutôt lyrique, assez clair, qu’elle prête à une reine devenue monstrueuse malgré elle. On y gagne de l’agilité dans le Brindisi, un somnambulisme d’une innocence enfantine, couronné par un bémol pianissimo, une sorte de fragilité, là aussi, derrière l’ivresse du crime – somnambulique est déjà, d’ailleurs, « La luce langue ». Si l’aigu semble un peu blanc au premier acte, rien ne vient rompre, même dans les éclats les plus furieux, le fil des registres ou la continuité de la phrase, ce qui préserve, là encore, l’héritage belcantiste – on voit, du coup, l’histoire d’un couple. Très beau Banquo de l’Ukrainien Dmitry Belosselskiy, généreusement timbré et élégamment stylé. Personnage essentiel, le chœur non plus n’a pas échappé à la férule du maestro : rarement voix sont aussi fondues, sorcières aussi bien chantantes, capables de pianissimi aussi parfaits.

On n’avait pas entendu Macbeth à Salzbourg depuis 1964. Bumbry, Fischer-Dieskau, Sawallisch restent dans nos mémoires. Pour d’autres raisons, avec d’autres atouts, Muti et les siens s’y sont fait une place.

D.V.M.


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Tatiana Serjan (Lady Macbeth), Željko Lučić (Macbeth).


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Żeljko Lučić (Macbeth). Photos : © Silvia Lelli.