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Répondant cette année à l’usuelle commande du Festival d’Aix d’une création mondiale, l’opéra de chambre d’Oscar Bianchi – sur un livret en anglais de Joël Pommerat d’après sa pièce Grâce à mes yeux, et mis en scène par l’auteur – ne réconciliera pas plus le public avec l’opéra contemporain que n’avaient pu le faire Passion de Dusapin ou Un retour de Strasnoy les années précédentes. Pourtant des Adès, Manoury, Boesmans, existent, qui nous rappelleraient que l’opéra n’est pas mort ni forcément malade de lui-même ; mais ce n’est pas eux que l’on entend ici, ni leurs dramaturgies puissantes, leurs livrets ciselés, leurs personnages de chair. Ici, au joli théâtre du Jeu de Paume, c’est le domaine du concept, avec tout ce que cela entraîne d’artificiel, d’introverti, d’intellectualisé à outrance, et donc d’ennui, d’hermétisme, d’indifférence aussi.

Devant un livret à ce point sinistre et une mise en scène qui nous enfonce le clou du « noir c’est noir », on a envie de dire « n’en jetez plus » : Aymar est écrasé par un père tyrannique, pseudo-clown triste qui voudrait l’obliger à endosser son costume en héritage ; sa mère, dépressive, va d’ailleurs mourir après quelques premiers signes d’un Alzheimer erratique ; les quelques contacts du protagoniste sont pour un facteur peu loquace, et deux jeunes femmes-fans dont l’une lui chante sa création personnelle, intitulée « Comme un crachat sanguinolent / De la bouche d’une phtisique » (on ne peut s’empêcher de penser à La Traviata, donnée en parallèle à l’Archevêché…), et l’autre se brûle les yeux en regardant une éclipse de soleil. Le tout est censé se dérouler en haut d’une montagne, ce qui aurait mis un peu d’air frais dans cette intrigue uniment morbide, mais la mise en scène nous plonge au pied de falaises… d’ardoise (sic), et articule le tout en séquences entrecoupées de noir complet (re-sic). On s’étonne que les billets ne soient pas fournis avec un comprimé de Prozac. Il y a plus de lumière dans un tableau de Soulages, plus d’humour dans un huis-clos de Tennessee Williams, plus de profondeur dans une phrase de Desproges que dans cette heure et quart d’aphorismes ynioldiens plus que cioranesques.

Certes, l’équipe musicale réunie pour l’occasion est d’une exceptionnelle qualité : Franck Ollu fait sonner l’Ensemble Modern en une polyphonie dentelée, la sonorisation est judicieusement utilisée, mais il semble que Bianchi ait réservé à l’orchestre la part la plus dramatique de son écriture. Car hormis quelques minutes avant et après l’éclipse, où l’on sent enfin une pulsation, une dynamique interne qui vient nous réveiller, l’écriture vocale est constamment cantonnée à une prosodie distendue, comme lissée, en notes toujours longues ou vocalisées. En termes de modernité, de variété et de personnalité, il y a plus de puissance dans quelques mesures du Nez entendu dans ce même festival que dans cette partition de près d’un siècle sa cadette. Ses fantaisies d’écriture vocale se voudraient expressives (ornementation complexe, sauts d’intervalles, tessitures extrêmes, recherche de couleurs nouvelles), mais restent toujours emprisonnées dans une languissante démonstration de technique sans corps et sans nerf, car sans geste théâtral ou dramatique fort, sans enjeu perceptible et sensitif. Ce n’est pas ainsi que des parties vocales peuvent incarner les questionnements avant tout psychologiques et psychanalytiques – voire métaphysiques – de la filiation, de la transmission, de la rédemption et du sacrifice. Là encore, les interprètes sont exceptionnels, à commencer par le contre-ténor et baryton Hagen Matzeit, et par les deux sopranos coloratures (légères et/ou virtuoses) Keren Motseri et Fflur Wyn. Tous servent avec grand talent et apparemment avec conviction ce qui s’avère une œuvre fort peu opératique, lyrique sans doute mais à la poétique redondante et univoque.

C.C.
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Photos Elisabeth Carecchio.