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Amusant paradoxe que de représenter à l’Opéra-Comique, temple du théâtre lyrique avec dialogues parlés, la version française du Freischütz, précisément dotée par Berlioz de récitatifs chantés afin de pouvoir être donnée en 1841 à l’Opéra de Paris, qui interdisait lesdits dialogues… Mais idée judicieuse également, car l’esprit français qui plane ainsi au-dessus du chef-d’œuvre de Weber trouve là son écrin idéal, en termes d’acoustique aussi bien que de mémoire esthétique. Sous la baguette incisive de John Eliot Gardiner, les couleurs vives et les gestes âpres de l’Orchestre Révolutionnaire et Romantique sonnent parfaitement ; et par le choix d’interprètes au style clair, les profils vocaux des personnages retrouvent leur saveur et leur lumière, trop souvent embourbées dans une technique post-weberienne. C’est ainsi que Sophie Karthaüser délivre une Agathe très mozartienne et raffinée, que Virginie Pochon fait revivre la soubrette d’opéra-comique avec une espièglerie théâtrale et un moelleux vocal adorables, et qu’Andrew Kennedy, bien que flou dans son français, soigne un Max de haute tenue, nuances fines et legato ciselé – un rien trop haut parfois. A part l’Ottokar d’Alexander Asworth, en méforme notable (tout étranglé) le soir du 11, le reste du plateau est équilibré et aisé, notamment dans une diction impeccable : le Monteverdi Choir égal à lui-même, c’est-à-dire remarquable ; Samuel Evans, Kilian net et bien chantant, autant que le Kouno de Matthew Brook. Désavantagé par un look improbable qui ôte tout charisme à son Ermite, Luc Bertin-Hugault ne parvient pas à justifier complètement la scène finale, son intervention tombant à plat. Il faut dire que la mise en scène de Dan Jemmett choisit exclusivement l’optique « opéra-comique » : petite place de village, roulotte colorée et stand de tir – selon un dispositif scénique qui n’est pas sans rappeler celui de sa Grande Magie à la Comédie-Française en 2009 (même faux plateau, mêmes fausses coulisses). Elle évacue donc tout l’enjeu métaphysique et surnaturel de l’œuvre, tentant de le conserver certes dans la Gorge aux Loups, mais de façon trop ponctuelle pour que l’atmosphère s’installe vraiment. Même Samiel, redessiné en Joker blafard, est alors trop connoté pour faire vraiment impression. N’étaient alors la belle idée de faire intervenir les chœurs depuis les couloirs du théâtre, leurs hululements survolant les spectateurs comme autant de noirs oiseaux, ou la présence – vocale et théâtrale – pour le coup si charismatique de Gidon Saks, Gaspard fiévreux et dévoré, l’on en oublierait d’avoir peur, comme on oublie à la fin toute l’épaisse inquiétude qui pèse sur le faux happy end de ces protagonistes qui ont frayé avec le pire. Excellente soirée musicale, donc, et satisfaction de voir ce Freischütz français tenir le coup – même si son existence demeure la trace désuète d’un passé révolu, celui des versions traduites –, comme d’entendre le travail de « notre » cher Berlioz s’insérer avec tact dans la partition (cf. à ce sujet l’article de Gérard Condé dans l’ASO n° 105-106). Mais soirée théâtrale sympathique et bon enfant… quand on voudrait sortir du Freischütz tout bousculé et frissonnant.

C.C.

à lire : Le Freischütz, L'Avant-Scène Opéra numéro 105-106.

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Photos Elisabeth Carecchio.