Bulletin de la Société Paul Claudel, n° 235
Paris, Classiques Garnier, 2021, 25 €.

C’est avec Le Soulier de satin de Marc-André Dalbavie que rouvrait enfin, le 21 mai 2021, l’Opéra-Garnier. Ravi de pouvoir de nouveau retrouver, malgré une jauge réduite au tiers, la prestigieuse salle, le public était loin de se douter du parcours mouvementé de ce projet. Document-clé de ce numéro 235 du Bulletin de la Société Paul Claudel, le journal de bord de Raphaèle Fleury retrace la genèse difficile d’un opéra ayant surmonté de nombreux obstacles depuis la commande de Stéphane Lissner.

La librettiste rencontre le compositeur pour la première fois fin juin 2015, et l’entente sur la vision de l’œuvre semble cordiale. En désaccord, le metteur en scène Alvis Hermanis démissionnera. Alors que le commanditaire envisage une version plus longue, c’est Stanislas Nordey qui prend le relais. Étant donné la durée hors norme de cette production (qui sera finalement fixée à six heures entractes compris), deux orchestres sont nécessaires. Les répétitions commencent en avril 2021, souvent bousculées par les aléas de la situation sanitaire. Pour certains passages où la musique a été fixée, la librettiste doit faire du « pseudo-Claudel » pour conserver le nombre de syllabes voulu par le compositeur. Avec le chef assistant Léo Margue et les chefs de chant, Raphaèle Fleury ne ménagera pas ses efforts pour défendre son livret auprès des chanteurs et les guider dans leur travail.

Les trois entretiens réalisés par Sarah Barbedette se complètent en même temps qu’ils prolongent le journal de la librettiste. Marc-André Dalbavie précise que le livret avait initialement été confié à Christian Longchamp, en solo puis avec le concours d’Hermanis. Le compositeur a voulu laisser s’installer un temps long faisant appel à la biologie du corps, acceptant l’inattention passagère du public. Le projet initial supposait d’ailleurs que celui-ci puisse entrer et sortir librement. Particulièrement intéressante, la palette de modes d’émission vocale déclinée par le compositeur inclut différents types de parlé (courant, déclamé, prosodique), le Sprechgesang, le récitatif et le chanté lyrique. On retient l’image éloquente des voix « hybrides » : « Dès qu’on accélère un peu, on change de moteur » ! Alors qu’il a tenu à confier le rôle de Dona Prouhèze à une mezzo-soprano tendant vers l’alto, il la sollicite beaucoup dans l’aigu afin de maintenir une tension expressive. Eve-Maud Hubeaux insiste quant à elle sur le défi que représente un rôle aussi long (davantage que celui d’Isolde), dont elle pointe certaines ressemblances avec celui de la Judith du Château de Barbe-bleue de Bartók. De la gradation entre le parlé et le chanté, elle souligne l’insistance du compositeur à l’entendre réalisée sans heurts.

On apprend grâce à Stanislas Nordey qu’avant son transfert à la salle Garnier à l’automne 2020, le projet consistait à investir tous les espaces de l’Opéra Bastille et qu’un moment devait même inverser la perspective habituelle en plaçant les chanteurs dans la salle et le public sur scène. Des scènes simultanées initialement prévues, une seule a été conservée. En affirmant que « … trop de respect tue une œuvre » et qu’il faut « avoir l’intelligence et l’insolence de désobéir quand il le faut », le metteur en scène fait écho au point de vue du compositeur confiant à propos de Claudel : « Je sens ce qu’il veut, mais je ne veux pas faire ce qu’il veut. »

Pierre Rigaudière

À lire : Notre compte rendu du Soulier de satin de Dalbavie à l'Opéra Garnier (Dalbavie/Nordey)