Chicago/Londres, The University of Chicago Press, 2013

Tardivement nous parvient ce somptueux ouvrage publié en 2013 et déployant, de façon aussi scientifique (Evan Baker est musicologue) que vivante (il est aussi metteur en scène et dramaturge), une grande histoire de la mise en scène d'opéra, des origines à, non pas nos jours, mais 1976. De fait, le Ring du Centenaire marque le point d'aboutissement de ces quelque 400 pages à l'élégante maquette et magnifiquement illustrées (l'iconographie est riche et, surtout, souvent inédite) : l'auteur réserve ensuite un épilogue aux presque quarante années qui séparent ce moment historique de la publication de son ouvrage. Evoquant au passage l'arrivée du surtitrage (initié par Lotfi Mansouri à Toronto en 1983), l'irruption du Regietheater (dénommé Eurotrash d'un point de vue outre-Atlantique, avec pour point déclencheur l'Aida de Neuenfels à Francfort en 1981 et pour autre scandale retentissant L'Enlèvement au Sérail de Bieito en 2005 à Berlin) ou le développement de la diffusion filmée des productions. On tiquera quand même lorsque Baker avance qu'aucun metteur en scène après Jean-Pierre Ponnelle (mort en 1988) et Götz Friedrich (mort en 2001) ne s'est, après eux, hissé au même niveau d'« importance » et de « stature » : Patrice Chéreau nous semble, précisément, être celui qui a fait œuvre au plus haut jusqu'à sa disparition en 2013, réussissant à concilier la fulgurance du génie théâtral et l'intemporalité des classiques. Mais c'est peu de chose au regard de ce volume qui, après avoir rappelé que l'opéra n'est par essence pas rentable - sauf aide financière privée et/ou publique -, détaille l'incroyable foisonnement d'énergies, d'invention, d'exigences humaines et techniques qui préludent à une représentation scénique d'opéra.

Rien ne nous est caché des premières productions à grand spectacle... qui furent en fait organisées lors d'événements diplomatiques et mondains tels le mariage de Ferdinand Ier de Médicis avec Christine de Lorraine (1589) - la tradition se poursuivra avec les noces d'Odoardo Farnese de Parme et Marguerite de Médicis (1628) ou encore celles de Léopold Ier de Habsbourg avec Marguerite d'Espagne (1667), pour lesquelles on représente Il pomo d'oro de Cesti dans un théâtre et 23 (!) décors conçus tout ensemble par Lodovico Burnacini. Les premiers chapitres sont peut-être les plus ébouriffants, qui rappellent les architectures folles (le Théâtre Farnèse, élevé en 1619), la naissance de l'opéra « moderne » avec la décision du Teatro San Cassiano de s'ouvrir au public, à Venise en 1637, pour l'Andromeda de Manelli (dont les décors et effets firent sensation), les machineries de plus en plus ingénieuses (celles de Giacomo Torelli, en 1641 toujours à Venise, révolutionnent les pratiques). C'est aussi l'époque où fleurissent les traités destinés à formaliser l'art scénique : parmi les plus importants, Pratica di fabbricar scene e macchine ne'teatri de Nicola Sabbatini (1637), Trattato sopra la struttura de'teatri e scene de Fabrizio Carini Motta (1676), puis L'architettura civile de Ferdinando Galli-Bibiena (1711) qui libère la perspective jusque-là strictement centrée.

L'évolution des pratiques est mise en regard de celle du genre lyrique, livret et musique. Les grandes collaborations (Lully et Berain, Rameau et Servandoni), la contrainte seria (Metastasio) et la façon dont elle s'exprime scénographiquement, la réforme gluckiste (Calzabigi) qui fait évoluer le chœur et l'orchestre dans leur rapport à la scène, les questionnements de Mozart face aux enjeux de rythme et de crédibilité de son Idomeneo : autant d'étapes finement présentées. La longue histoire de l'éclairage - de la bougie à l'électricité (1880) en passant par les lampes à huile et le gaz (ce dernier pour l'Aladin ou la Lampe merveilleuse d'Isouard en 1822) - puis l'émergence tardive des créateurs lumière, les généalogies d'imprésarios suscitant la verve des créateurs (des frères Faustini, au cœur du XVIIe siècle à Venise, à Gerard Mortier, zélateur du Regietheater, en passant par les Barbaja, Merelli et autre Lanari, lequel soutient Verdi dans sa quête d'effets fantastiques pour Macbeth), celles des scénographes (Karl Schinkel pour La Flûte enchantée et son élève Carl Gropius pour Le Freischütz, Ciceri et Sanquirico de Paris à Milan) : tous les angles sont envisagés. Le rôle spécifique du grand opéra français dans l'évolution de la mise en scène et du spectaculaire est largement développé : ses décors à reliefs construits, ses costumes historicistes, ses effets (tels l'explosion volcanique de La Muette de Portici en 1828, ou le choc visuel constitué par la production de Robert le diable en 1831), mais aussi son invention du « livret de mise en scène » (outil créé par Solomé pour La Muette et systématisé ensuite par Palianti), avant les Disposizioni sceniche de Verdi.

Wagner, lui, conceptualisera par l'essai ses théories esthétiques, musicales et théâtrales. Les quelque 20 pages qui lui sont consacrées (du reste, presque autant le sont à Verdi) ouvrent vers la première « réflexion sur » une tradition scénique : celle d'Adolphe Appia dans son traitement du répertoire wagnérien. Baker souligne ainsi combien Wagner est à la fois une articulation chronologique (entre XIXe et XXe siècle, en considérant la continuité Richard-Festspielhaus-Cosima), mais aussi conceptuelle, son répertoire faisant passer la pratique de la mise en scène au niveau de la réflexion critique. Car si, une fois passé le cap 1900, l'ouvrage parle toujours de créations ayant stimulé le théâtre (Puccini et son appel à la couleur locale, la République de Weimar allant de Brecht à Berg, etc.), force est de constater que c'est désormais la façon dont on relit le répertoire et sa tradition scénique qui fait des étincelles : Alfred Roller (qui, non content d'éblouir avec Der Rosenkavalier, bouscule Tristan et Isolde ou Don Giovanni), les Russes et Chaliapine offrant leur Boris et ses nouveaux horizons, le Krolloper de Berlin repensant Beethoven ou Offenbach, puis Walter Felsenstein ou Wieland Wagner, les festivals d'après-guerre ou Maria Callas, Friedrich et Ponnelle, et jusqu'à ce Chéreau qui fait date par son Ring de 1976 (Wagner, toujours...).

Une telle somme, aussi réussie dans la forme - superbe - que dans le fond - passionnant - justifierait à elle seule d'apprendre l'anglais pour en jouir pleinement !

C.C.