Anja Kampe (Carlotta Nardi), Robert Brubaker (Alviano Salvago), Martin Gantner (le Comte Andrea Vitelozzo Tamare), James Johnson (le Duc Antoniotto Adorno, le Capitaine), Wolfgang Schöne (Lodovico Nardi), Chœurs et Orchestre de l'Opéra de Los Angeles, dir. James Conlon (live, IV.2010).
CD Bridge 9400A/C. Distr NewArts International.

Salzbourg 2005 : Nikolaus Lehnhoff prenait d'assaut le Manège des Rochers avec sa mise en scène magique des Stigmatisés de Schreker, ce serpent de mer de l'opéra germanique des années 1910, de toutes les partitions de son auteur celle qui s'approche au plus près de l'idéal artistique de la Sécession viennoise. On croyait la messe dite : la Carlotta d'Anne Schwanewilms, l'Alviano de Robert Brubaker, dans la fosse le Philharmonique de Vienne, la direction analytique de Kent Nagano, seul bémol relatif. L'ouvrage avait enfin trouvé son vrai visage après bien des errements au disque - trois versions dont on sauve le somptueux studio de Zagrossek pour la série Entartete Musik de Decca, sans théâtre pourtant, plutôt que les live brouillons d'Albrecht (Orfeo) ou de De Waart (Marco Polo), auxquelles vient de s'ajouter la bande-son du passionnant revival hambourgeois de 1960 selon Winfried Zillig avec la Carlotta d'Evelyn Lear.

Cinq années plus tard, l'écho de la production de l'Opéra de Los Angeles renouvelle le sujet. D'abord par la direction sensualiste, irisée de couleurs qu'y distille James Conlon, rompu à ce répertoire. On lui devait déjà une éclairante anthologie Zemlinsky, le voici entamant à Los Angeles ce que l'on peut espérer comme une réévaluation du corpus lyrique de Schreker. Le supplément d'érotisme dont il revêt l'ouvrage donne à cette soirée une dimension onirique. Cet orchestre sorcier, c'est bien la première fois qu'on l'entend depuis la reprise de l'ouvrage qu'avait proposée à l'Opéra de Francfort - le lieu même de sa création - Michael Gielen en 1979. Et si Anne Schwanewilms avait donné un profil sophistiqué et pour tout dire irrésistible à sa Carlotta plus artiste qu'amante, Anja Kampe lui répond au même degré d'excellence vocale et avec un timbre plus porté par une incarnation passionnée, teintée d'un érotisme sulfureux. On est bien dans l'atmosphère d'une cour décadente de la Renaissance italienne, mais aussi au cœur d'un drame expressionniste, puisque le vrai sujet des Stigmatisés est la tragédie d'un homme dont la laideur le condamnera à devenir assassin par frustration sexuelle. D'ailleurs, avant de finalement se le réserver, Schreker en destinait le livret à Zemlinsky, qui avec Der Zwerg reviendra à ce thème où il se voyait dans un miroir. Comme à Salzbourg, Robert Brubaker dessine subtilement le caractère complexe du disgracié, la superbe du Tamare en grande voix de Martin Gantner avivant encore sa fureur. Belle soirée lyrique qui rend justice à un opus majeur du nouvel opéra allemand.

J.-C.H.