Elsebeth Dreisig (Kleopatra), Magnus Vigilius (Harmaki), Lars Møller (Sepa), Ruslana Koval (Charmion), Jens Bové (Schafra), Kirsten Grønfeldt (Iras). Danish National Opera Chorus, Odense Symphony Orchestra. Dir. Joachim Gustafsson. (Capté en direct les 8-10 avril 2019).
Dacapo Records 8.226708-09. 2 CD (1h51). Distr. Outhere.

Première compagnie itinérante du Danemark, le Den Jyske Opera (Opéra National Danois) s’est donné pour mission de redécouvrir et d’enregistrer le répertoire lyrique danois de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, entre romantisme finissant et éclosion du modernisme musical : la Kleopatra d’August Enna inaugure cette prometteuse série d’enregistrements (Den Danske Serie) et trouve ici son premier enregistrement. Œuvre et compositeur largement oubliés aujourd’hui, l’opéra fut pourtant le plus grand succès international d’origine danoise dans les années qui suivirent sa création en 1894. Kleopatra narre la tentative d’un groupe de conspirateurs de restaurer l’autorité de Pharaon sur l’Égypte en fomentant l’assassinat de la reine inféodée aux Grecs et aux Romains. Pour ce faire, le prêtre Sepa a recueilli le dernier descendant des pharaons, Harmaki, et l’a préparé à ses augustes fonctions. Celui-ci est envoyé comme astrologue auprès de la reine et doit l’assassiner en même temps que les conjurés s’empareront de la ville. Charmion, la fille de Sepa infiltrée auprès de la reine comme une de ses suivantes, doit l’aider dans sa tâche. Le complot semble infaillible tant la détermination du jeune pharaon est solide, mais quelle erreur de confier la tâche de se mesurer à la mythique Cléopâtre à deux jeunes gens sans expérience et ignorant tout de l’amour ! À peine présenté à la reine le voilà séduit et doutant du bien-fondé de sa mission. Charmion quant à elle tombe sous le charme d’Harmaki et, comprenant la séduction qu’exerce la reine sur le jeune homme, elle contribue par jalousie à faire échouer la rébellion.
Les mérites de l’œuvre tiennent en large partie à l’efficacité du livret d’Einar Christiansen. L’action oscille ainsi entre mise en œuvre du complot et initiation à l’amour. Le personnage de Cléopâtre fait l’objet d’une présentation subtile, souveraine et déterminée c’est aussi un personnage isolé par le pouvoir, aspirant à un amour sensuel et sincère. Face à elle Harmaki sent s’éveiller en lui l’amour et découvre qu’il est aussi un être charnel.
À l’écoute, la séduction est immédiate : August Enna est un brillant orchestrateur – les scènes dans le palais de Cléopâtre sonnent avec la luxuriance orchestrale du jardin d’Éden avant la chute sans orientalisme de carte postale – et a aussi retenu les mélodies languissantes de son modèle – Richard Wagner – sans pour autant céder aux sirènes de la mélodie continue. Point de récitatifs en cette œuvre, des dialogues d’un beau lyrisme sans épanchement mènent avec concision d’un arioso à l’autre – car il n’y a pas d’air à proprement parler non plus. On retient ainsi plutôt l’acte II, du monologue initial d’Harmaki où il fait apparaître ses doutes, au duo d’amour avec Cléopâtre en passant par la confrontation avec Charmion, le chant y est mieux servi qu’au premier acte. Malgré l’intérêt immédiat que suscite la musique d’August Enna, la partition manque parfois d’originalité. On alterne trop systématiquement entre une monumentalité aux relents de musique sacrée pour accompagner la conspiration (cuivres monolithiques et tenues de cordes résonnantes) et des textures chatoyantes faites de trémolos de violons, de solos circulant parmi les bois et d’arabesques de harpes pour figurer le monde de la reine. Il en résulte parfois un ennui relatif que compense largement l’interprétation.
En effet, les forces musicales réunies brillent par leur excellence et la cohérence de l’ensemble, à commencer par le Danish National Opera Chorus (DNOC) sous la direction de Tecwyn Evans. Ensemble de vingt-quatre chanteurs, le DNOC livre une prestation trop rare sur les scènes d’opéra : les qualités instrumentales – homogénéité des couleurs, émission parfaite, et diction intelligible (autant que nous puissions en juger) – se conjuguent à des qualités musicales de haut vol – solidité d’une pulsation pourtant dissimulée avec talent – qui lui permettent d’assumer la part dramatique de l’œuvre. L’orchestre emmené par Joachim Gustafsson fait honneur à l’orchestration travaillée d’Enna, et c’est bien l’énergie insufflée par le chef qui permet de dépasser les trous d’air de l’œuvre. Le plateau vocal se hisse sans peine au niveau de l’orchestre et des chœurs. Elsebeth Dreisig a les couleurs et le lyrisme de la versatile Kleopatra, et Magnus Vigilius possède tant le métal héroïque du futur pharaon Harmaki que la souplesse du jeune homme qui s’éveille à l’amour. Lars Møller (Sepa) fait preuve, malgré un vibrato un peu incontrôlé, d’un beau métier pour être à la fois père et chef de rébellion. Enfin la mezzo-soprano Ruslana Koval donne à Charmion un beau relief, notamment dans la confRontation avec Harmaki. Jens Bové et Kirsten Grønfeldt ne déparent pas cet ensemble de qualité lors de leurs brèves interventions.

Jules Cavalié