Katherine Manley (Asenath Nicholson), Iarla Ó Lionáird (Man), Alarm Will Sound, dir. Alan Pierson (2018).
Nonesuch 075597925159. Notice et livret en anglais. Distr. Warner.

Plus qu’à un opéra, c’est à la version de concert d’un spectacle lyrique scénique à base de vidéos qu’on a ici affaire. Un sujet particulièrement sombre, la Grande Famine qui décimait l’Irlande de 1845 à 1852, est condensé dans un dialogue entre Asenath Nicholson, philanthrope américaine parcourant alors l’Irlande pour faire œuvre de bienfaisance, et un vieil homme mourant, victime de la famine.

La particularité la plus marquante de l’œuvre est que le compositeur irlandais Donnacha Dennehy y a réuni une voix lyrique de soprano, qui draine avec elle les repères de l’opéra occidental, et un chanteur de sean-nós (littéralement, « vieux style »), chant traditionnel irlandais à l’ornementation très sinueuse. On a donc matière à y apprécier tant la voix limpide et néanmoins chaleureuse de Katherine Manley que le timbre aussi dense que doux, voire un peu voilé, de Iarla Ó Lionáird. Non seulement convaincante mais aussi émouvante, la rencontre des deux univers gagne en sophistication par l’intégration aux figures ornementales de la partie de soprano de certaines des caractéristiques du sean-nós (ce faisant, elle rappelle étrangement aussi l’ornementation baroquisante qu’avait développée Hans Abrahamsen dans Let me tell you), et s’aventure même par moments, comme par empathie, sur le terrain de la langue gaélique, notamment dans la douloureuse litanie qui constitue le quatrième chant.

Autre caractéristique saillante du langage musical de Dennehy, la matière harmonique présente une forte coloration spectrale. Pour le formuler de façon schématique, la partie orchestrale de The Hunger opère dans une certaine mesure une synthèse entre la subtilité harmonique d’un Grisey, la tendance aux boucles répétitives d’un Reich et la vigueur rythmique d’un Adams. Et à ce jeu-là, les musiciens d’Alarm Will Sound sont remarquables de précision rythmique et de stabilité comme de transparence, d’organicité des timbres comme de justesse de l’intonation. Dans une musique qui repose le plus souvent sur une structure harmonique principale surplombée par une superstructure qui l’irise, la façon dont Alan Pierson étage les plans sonores semble difficilement surpassable.

À cette musique d’une indéniable beauté et d’une grande force expressive, on pourrait cependant reprocher le défaut de ses qualités : parce que parfaitement homogène, elle a tendance justement à paraître excessivement univoque. Si ce choix est musicalement tout à fait légitime, il limite sans doute le potentiel dramaturgique d’une œuvre que l’on peinera pour cette raison à appréhender comme opératique.

Pierre Rigaudière