Annemarie Kremer (Heliane), Ian Storey (Der Fremde), Aris Argiris (Der Herrscher), Katerina Hebelková (Die Botin), Frank van Hove (Der Pförtner), Nutthaporn Thammathi (Der Schwertrichter), György Hanczar (Der junge Mann), Freiburger Bachchor, Opernchor Theater Freiburg, Philharmonisches Orchester Freiburg, dir. Fabrice Bollon (20-26 juillet 2017).
Naxos 8660410-12 (3 CD). Notice et synopsis en anglais et en allemand. Distr. Outhere.

Lorsque le rideau de la première de Das Wunder der Heliane se leva sur la scène de l’Opéra de Hambourg le 7 octobre 1927, Erich Wolfgang Korngold croyait encore renouveler le succès de sa Ville morte : enveloppant d’un orchestre somptueux qui le disputait à celui que Richard Strauss mettait dans ses comédies mythologiques – la création d’Hélène d’Égypte n’était plus qu’une question de mois – un sujet classique d’amour impossible transposé dans le cadre d’une dictature intemporelle, son Miracle fit pourtant long feu. Hélas ! Car Korngold s’émancipait enfin de ses facilités de Wunderkind, cherchant et trouvant un nouveau langage : les vastes symphonies des préludes et des interludes voient son orchestre se charger de teintes sombres, radicaliser ses harmonies même si des touches d’or y résonnent encore.

Mais comment ne pas entendre dans ce chant âpre, qui regarde plus vers l’expressionisme des Stigmatisés de Schreker que vers le bel canto straussien, l’aube d’un nouveau style que Die Kathrin allait confirmer ? Malgré la direction flamboyante d’Egon Pollak et un couple d’amants de haute volée (Maria Hussa et Karl Günter), la critique bouda, le public s’ennuya, la somptueuse reprise berlinoise de 1928 faisant un temps illusion, Bruno Walter voyant dans l’œuvre une parabole politique, et Lotte Lehmann proclamant qu’Héliane serait désormais son rôle favori : elle se délectait des longs aigus pâmés dont Korngold avait ponctué le rôle en pensant visiblement à elle.

Las ! L’œuvre tomba dans les oubliettes jusqu’à ce que le disque s’en saisisse, John Mauceri l’enregistrant en 1992 dans le cadre la série « Entartete Musik » de Decca, gravure splendide où l’Héliane plantureuse d’Anna Tomowa Sintow semblait bien seule face à des voix masculines revêches, sinon le Pförtner de René Pape et, pour une de ses ultimes apparitions, Nicolai Gedda silhouettant le Schwertrichter. Il manquait à cette entreprise courageuse l’épreuve et l’enthousiasme de la scène, par quoi la captation publiée aujourd’hui aura passé. Les splendeurs de la fosse imaginées par Korngold se réalisent enfin sous la baguette spectaculaire de Fabrice Bollon : son troisième acte est d’anthologie, et tout du long de l’ouvrage il entraîne une troupe de chanteurs savamment appariés. Le marbre univoque qu’avaient révélé les micros des ingénieurs de Decca s’anime, dévoilant une partition fabuleuse où se font entendre bien des échos de La Femme sans ombre : les deux ouvrages partagent la thématique du renoncement salvateur. Annemarie Kremer est-elle l’Héliane idéale ? Elle n’a pas la sensualité que dut y mettre Lotte Lehmann, que Renée Fleming réinventa lorsqu’elle grava « Ich ging zu ihn », le grand arioso de la troisième scène de l’Acte II, mais la volonté inflexible, les aigus de feu à la Sieglinde, la ligne vocale tendue, tenue font qu’elle surclasse par l’urgence dramatique les splendeurs placides d’Anna Tomowa Sintow. Le Herrscher d’Aris Argiris, violent, impérieux, sait se faire détester d’un mot, et quelle belle surprise qu’un vrai Tristan pour incarner l’Étranger : Ian Storey, de son sombre ténor revenu d’entre les morts peut bien enlacer son Héliane et s’élever aux cieux avec elle.

Jean-Charles Hoffelé