Allan Clayton (Hamlet), Barbara Hannigan (Ophélie), Sarah Connolly (Gertrude), Rod Gilfry (Claudius), Kim Begley (Polonius), John Tomlinson (le Fantôme d’Hamlet père, le Fossoyeur, l’Acteur), David Butt Philip (Laërte), Jacques Imbrailo (Horatio), Rupert Enticknap (Rosencrantz), Christopher Lowrey (Guildenstern), London Philharmonic Orchestra, The Glyndebourne Chorus, dir. Vladimir Jurowski. Mise en scène : Neil Armfield (juin 2017, Glyndebourne).
DVD Opus Arte OA 1254 D. Distr. DistrArt Musique.

Hamlet est en soi un sujet en or pour l’opéra. Mais ce monument de la tragédie shakespearienne a dû intimider plus d’un librettiste et plus d’un compositeur. Après Ambroise Thomas, la liste de ceux qui ont entrepris de porter la pièce sur la scène lyrique est plus que brève. Matthew Jocelyn, que l’on connaît pour ses nombreuses activités de dramaturge en France mais qui n’avait jusque-là élaboré de livret que pour Oscar Strasnoy, n’a pas craint de tailler dans les cinq actes – ses multiples versions, qui font de la pièce un objet protéiforme, incitent probablement à ne pas considérer comme figée sa structure –, à évincer les personnages périphériques, à réagencer l’action, à la simplifier et à modifier la perspective narrative pour fluidifier la dynamique opératique. Brett Dean bénéficie ainsi d’un livret en douze scènes (et en deux actes dissymétriques) pas trop touffu mais conservant une grande force dramaturgique et une langue intense, subtile mais directe, parfois violente.

Jouant d’un ingénieux tuilage entre les scènes – certains personnages restent sur le plateau dans la pénombre ou se positionnent hors des projecteurs – ainsi que d’éléments de décor mobiles (Ralph Myers), Neil Armfield insuffle un rythme soutenu, exempt de temps morts. Adoptant un montage serré et alternant les plans proches et globaux, François Roussillon ajoute une touche de swing dont ne bénéficiait pas le public de Glyndebourne. Dans un état d’esprit identique, Brett Dean trousse une matière orchestrale nerveuse, globalement atonale mais souvent polarisée, parfois consonante, volontiers expressionniste et riche en figures chromatiques géotropiques. Mais il convoque également l’électronique – une électronique bio, à base de sons acoustiques manipulés – pour donner de l’assise dans le grave à certains moments clés et saupoudrer une pincée de surnaturel à l’apparition du fantôme de Hamlet père (sc. 3), et ne se prive ni de pulsation ni de percussions. L’énergie communicative de Vladimir Jurowski se propage en fosse – et manifestement au-delà, quelques musiciens étant semble-t-il placés à distance pour augmenter la profondeur de l’espace acoustique – et électrise le London Philharmonic Orchestra.

Mais l’atout maître de cette production reste son casting de très haute volée. Le ténor Allan Clayton exploite brillamment l’ambiguïté fondamentale voulue par Shakespeare : alors qu’Hamlet simule la folie pour couvrir son projet de vengeance, le doute s’installe quant à l’état véritable de sa santé mentale. Le librettiste ayant rendu elliptiques ses répliques les plus célèbres (« …or not to be », « The rest is… », cette dernière phrase n’étant complétée que dans son dernier soupir), il reste nimbé de mystère jusqu’au dernier moment. Très agile vocalement et stimulé par une écriture qui privilégie le lyrisme sans se priver ni d’une sobriété proche du parlando ni d’accès de fureur, il est physiquement très mobile et évite jusque dans ses expressions de visage l’excès de comédie aussi bien que la démence surjouée. L’Ophélie de Barbara Hannigan montre quant à elle des signes d’agitation dès son entrée en scène, et sa virtuosité de colorature est largement mise à contribution lorsqu’elle sombre définitivement dans la folie après la mort de son père, chantant comme un oiseau (et peu vêtue…). Polonius respire au contraire la constance et l’équilibre, et l’on ne peut guère reprocher à Kim Begley qu’une légère tension dans l’aigu. Grâce à la puissance radiante du baryton-basse Rod Gilfry, l’usurpateur Claudius apparaît sur scène, comme une figure virile et dominante qui incarne on ne peut mieux l’autorité royale. Son seul moment de faiblesse (la confession, sc. 7) occasionne un effet de tremblé sur le mot « hand » qui laisse penser que Dean aurait pu être influencé par la vocalité que développe Hans Abrahamsen dans Let me tell you. Gertrude au contraire tempère les uns et les autres, et, par sa douceur autant que par sa tessiture de mezzo-soprano, Sarah Connolly agit effectivement, au plan acoustique, comme le barycentre des énergies vocales. L’Horatio particulièrement subtil de Jacques Imbrailo répond parfaitement à la nécessité dramaturgique du personnage (on pense presque au waki du théâtre nô), tandis que Laërte (David Butt Philipp est lui aussi remarquable d’aisance vocale et de pertinence scénique) constitue le pôle adverse, nécessaire à la mise en tension de la pièce qu’il résout cependant en une réconciliation dialectique. En fantôme, en fossoyeur ou en acteur (c’est lui bien sûr qui incarne le roi assassiné dans la pièce de théâtre dans le théâtre, judicieusement mise en scène ici dans un esprit buffo grinçant et accompagné par une musique pseudo-médiévale stylisée), John Tomlinson est majestueux.

Cet Hamlet a encore bien d’autres atouts dans son jeu : un duo Rosencrantz-Guildenstern aux airs de Chevallier et Laspalès ou Dupond et Dupont regorgeant d’hypocrisie (les deux contreténors s’en donnent à cœur-joie dans cette gémellité vocale et ce jeu d’écho), un accordéoniste de scène, un chœur très réactif et homogène ou encore un demi-chœur de fosse aux fonctions multiples. Il faut également mentionner la scène aussi émouvante que sobre où Hamlet et Horatio se retrouvent seuls avant le duel, un ensemble contrapuntique sur les seules paroles « the ecstasy of love », les jeux de mots sur quelques répliques fameuses de la pièce, ou encore la frontière volontairement estompée entre airs, ensembles et chœurs. Si la création opératique va aujourd’hui bon train, elle ne met pas si fréquemment en phase qualité du livret, inventivité musicale et pertinence de la mise en scène. C’est assurément ce qui se produit dans cet Hamlet qui se rapproche de The Tempest d’Adès en tête des vraies réussites opératiques shakespeariennes de ce millénaire.

P.R.