Véronique Gens (Catarina Cornaro), Cyrille Dubois (Gérard de Coucy), Étienne Dupuis (Jacques de Lusignan), Éric Huchet (Mocenigo), Christophoros Stamboulis (Andréa Cornaro), Artavazd Sargsyan (Strozzi), Tomislav Lavoie (un Officier / un Héraut), Flemish Radio Chor, Orchestre de chambre de Paris, dir. Hervé Niquet (2017).
CD Palazzetto Bru Zane / Ediciones Singulares ES 1032. Distr. Outhere.

De la trentaine d’ouvrages lyriques du compositeur de La Juive, que reste-t-il sinon une liste de titres ? Certes, celui qui survit est cette incontournable première pierre du genre « Grand Opéra à la française », que Fromental Halévy déposa sur la scène de la Salle Le Peletier en 1835. Mais les autres ? Grâces soient rendues au Palazzetto Bru Zane, qui proposait l’an dernier de revenir sur un autre grand succès du compositeur, sa Reine de Chypre, créée fin 1841 – certes peu appréciée de George Sand (« c’était ennuyeux à crever malgré la beauté et la pompe du spectacle ») mais louangée par Richard Wagner presqu’au même niveau que son chef-d’œuvre. La confrontation au concert, puis au disque, permet de comprendre pourquoi l’œuvre n’a pas finalement pas tenu au répertoire.

La réponse vient avant tout du livret. La Juive nous parle encore, au delà d’une partition magnifique, par la force d’un sujet qui met en jeu des enjeux toujours actuels, comme l’antisémitisme, la non-communication, le mensonge… Le livret de Vernoy de Saint-Georges pour La Reine de Chypre n’est en revanche qu’une relation amoureuse de plus, en fait totalement inventée, sur fond de vérité historique bien malmenée (année 1441, au milieu des luttes entre Venise l’impérialiste et Chypre l’indépendante). Rien là que de très courant sur la scène de l’Opéra. Victime des intrigues politiques d’un Mocénigo (le ténor de caractère), indigne représentant du Conseil des Dix, l’historique Catarina Cornaro est ici partagée entre son amour pour le noble français Gérard de Coucy (le ténor) à qui elle fut promise, et le roi de Chypre Lusignan (le baryton), qu’on l’a forcée à épouser. De fait, cette patricienne vénitienne devint reine par son mariage avec Jacques de Lusignan et gouverna l’île à sa mort prématurée, demeurant une figure respectée parmi les grandes dames de l’Histoire. Mais ses amours inventées et forcément contrariées avec un seigneur français auront du mal à tenir en haleine le public d’aujourd’hui. On a d’ailleurs oublié ce qu’en ont fait Lachner et Balfe. Et si la Caterina Cornaro de Donizetti survit encore ici ou là, c’est uniquement grâce à celles qui peuvent en magnifier le bel canto rayonnant.

Autre responsable de cette défection, le genre du Grand Opéra lui-même, qui finit par se démoder dans la seconde partie du XIXe siècle. Face aux scènes intimes d’une grande beauté, dont la force première est la grâce de la ligne musicale, les scènes de genre (on est à Venise d’abord, à Chypre ensuite) ou de foule sont assez conventionnelles : le pittoresque, la pompe et le sentiment patriotique font ici assaut d’expression un peu vide, et aussi parfois de bruit. Malgré la liberté formelle dans les airs, l’ensemble fait alors un peu disparate. On comprend ainsi que cette Reine de Chypre ne pouvait guère durer, malgré nombre de réussites mélodiques incontestables, parmi lesquelles figurent la grande scène qui ouvre l’acte II, « Priez pour moi, mon gondolier », où l’héroïne attend le retour de son bien-aimé (« Je vais le voir »), ou le duo qui la voit renoncer à son amour, comme celui de Gérard et du roi à l’acte III, « À cette noble France », suivi de « Triste, exilé sur la terre étrangère », facteurs d’enthousiasme. Si l’acte I, typiquement introductif, est peu dramatique, et si le IV, avec ses fêtes bruyantes, apparaît relativement faible, l’émotion et la noblesse qui parcourent tout l’acte II et une moitié de l’acte III l’emportent encore à l’acte V, avec un autre superbe air de la reine.

Au Théâtre des Champs-Elysées, le concert avait été totalement déséquilibré par la prestation de Sébastien Droy, qui avait sauvé la soirée sans avoir en rien la voix requise pour incarner le rôle plus qu’exigeant de Gérard, créé par un Gilbert Duprez des grands soirs. L’enregistrement de studio réalisé en parallèle restaure l’équilibre grâce à un Cyrille Dubois magnifique, d’une poésie rare dans l’élégie et le sentiment amoureux, d’une vaillance engagée dans les grands ensembles et, partout, d’une élégance raffinée et heureuse qui rend, comme on sait le faire à nouveau depuis quelques années, tout son charme à ce type de ténor particulièrement dénaturé dès qu’on en accentue trop l’héroïsme vocal. Le rôle de Catarina convient bien à Véronique Gens, même s’il a été créé par Rosine Stoltz, un falcon qui chantait Léonor de La Favorite ou Fidès du Prophète, mais aussi Agathe. Les qualités de timbre, de style, d’élégance et d’émotion pure de la chanteuse demeurent même dans l’investissement dramatique le plus engagé. Malgré le fait qu’elle n’ait pas l’ambitus insolent de sa devancière, le contre-ut final du IV est éblouissant. Etienne Dupuis tient fort bien le rôle de Lusignan, d’une voix mâle au caractère français parfait, avec les mêmes vertus d’élégance et de style, complétant ainsi le trio de façon magistrale. Christophoros Stamboglis est un père noble de tradition, guère passionnant, et Eric Huchet cultive en Mocénigo un chant qui dépasse le traître de convention pour lui donner un côté caustique des plus réjouissant.

Le studio permet aussi de mieux gérer les équilibres sonores qui, au concert, étaient le point faible de la soirée, les scènes d’ensemble paraissant ici trop martelées, là un peu gênées par quelques imprécisions d’un chœur par ailleurs superbe. Défauts qui ont ici disparu. Hervé Niquet mène alors toute l’équipe avec la verve et l’entrain qu’on lui connaît. Cette résurrection bienvenue comblera les amateurs de Grand Opéra français, mais devrait aussi permettre à tout passionné de chant d’entendre quelques airs et duos dignes de figurer dans sa discothèque lyrique.

P.F.