Gaëlle Arquez (Carmen). © Stefan Brion

Nouvelle production de Carmen dans sa maison natale, qui l’a déjà présentée plus de 2 900 fois en bientôt 150 ans. Ce dernier avatar, repoussé pour cause de Covid, ne laissera hélas guère de souvenirs impérissables.

C’est redoutable, les souvenirs. Et ce soir, ils affluent, à l’entrée de l’Opéra-Comique qui vit la naissance du chef-d’œuvre de Bizet. La Carmen de Berganza, Domingo, Ricciarelli, Raimondi, dans l’impressionnisme scénique de Faggioni et Frigerio, d’abord. Critiquable d’accents – on a des équipes françaises aujourd’hui pour faire bien mieux – mais pas d’impact ! C’était en mai 1980, cinquante ans dans quelques jours, et vif encore dans la mémoire ! Et en juin 2009, 14 ans bientôt, la Carmen de Gardiner et Noble, avec Antonacci surtout et un spectacle moderne bien plus théâtral qui ne vous lâchait pas. Allait-on retrouver pareils moments ? Le metteur en scène, Andreas Homoki, a laissé des souvenirs heureux, le chef, Louis Langrée, est incontestable, et dans ce répertoire en particulier, les chanteurs – une vedette, un ténor qu’on aime, des noms inconnus – promettent. Alors…

La fosse prend vie et on réalise aussitôt que Louis Langrée va porter la soirée avec une énergie, une densité, une élégance, un raffiné, qui font les grands souvenirs. Dès l’ouverture, il tire des instruments d’époque de l’Orchestre des Champs-Elysées, pas la plus belle des formations, de fait, les accents justes, les balances parfaites et des sonorités âpres plus rarement entendues : cela brille, rutile même, mais surtout cela grince, cela ricane, cela se moque. Cela laisse aussi passer du sentiment, du sens dramatique et c’est débordant de vie. C’est bien parti !

La scène au-dessus, vide, laisse voir les briques des murs et les métaux des hautes portes, façade architecturale d’une manufacture de tabac, pourquoi pas ! Mais que vient faire alors sur cette place de Séville ce rideau rouge et jaune qui singe celui de Garnier et descend à mi-profondeur de scène ? Mise en abîme de la rivalité entre les deux théâtres ? Ou préparation à un coup éculé de théâtre dans le théâtre (ce sera le cas chez Lillas Pastia, sous les feux de la rampe d’un théâtre inversé) ? On ne trouvera pas. En attendant, avec les messieurs du chœur en frac portant haut de forme et les dames en tournures, le XIXe siècle bourgeois – on pense à tant de Vie parisienne – semble en visite de quelque exposition, présentée dans la salle qui s’éclaire sous leur approche. Ils montreront vite plus d’intérêt pour Micaëla, sortie des pans du rideau fermé, chatte grise, timide mais capable de jouer du genou pour écarter un monsieur trop entreprenant. Du neuf ? Les messieurs préfèreront bientôt d’autres chefs-d’œuvre exposés, dames légères regroupées, façon Winterhalter, mais en dessous blancs, quand le rideau s’ouvrira à nouveau sur la place. On a soudain trouvé : ouverture, fermeture du rideau, ce sera lui, le personnage principal, le leitmotif, visuel, lassant car n’ouvrant sur rien d’autre que des entrées, des sorties, avec comme seule variante finale, une descente au sol, porteuse comprise, avant qu’on évacue le tout – pour inutilité ? – à l’acte III.  

En attendant, notre rideau s’est ouvert une première fois, découvrant au sol, dans un cercle de lumière, un manuscrit – la partition, le livret, la nouvelle ? Un quidam d’aujourd’hui passe, qui ramasse et lit. Surgissent les gamins, chantant la Garde Montante, vifs, mais vilains, pour montrer leur statut social de petits chenapans qui dispersent les feuillets, piquent sneakers et vêtements au gars qui n’a plus qu’à endosser un uniforme gris qui l’attend sur une chaise – autre leitmotif dont on abuse – sous le regard de Moralès. Voilà donc José incarné. Fantasme, rêve, fil d’Ariane ? Homoki n’en fera rien.

Pour Carmen, l’apparition sera plus classique, derrière la masse des cigarières… Rien de bien passionnant à partir de là, sinon le rideau toujours et encore et des hiatus, comme l’apparition d’Escamillo en tenue de torero à l’acte II ! Bref, cette Carmen qui prétend nous refaire le coup des vertiges de l’analyse sociologique et du regard sur… le crime passionnel – dixit le programme – semble surtout rhabiller la tradition sans rien trop y changer. L’ennui visuel s’installe.

Mais, surprise, l’acte III nous entraîne soudain pendant l’Occupation, tenue d’infirmière pour Micaëla, blouson d’aviateur pour Escamillo. Les contrebandiers seraient-ils devenus des résistants ? Nouveau saut temporel pour l’acte IV qui se passe de nos jours, avec téléviseur dos au public pour captiver une foule qui n’aura – pas plus que le spectateur – ni défilé, ni arène à saluer. « Voyage dans le temps imaginaire » selon le programme. Pour nous dire que Carmen est un chef-d’œuvre intemporel ? Bref, la production d’Homoki se résume à un pauvre catalogue de quelques idées lancées et vite oubliées, une fausse unité, un manque de cohérence criant, un vide de propos face à l’œuvre qui, heureusement, parvient toujours à se défendre. La direction d’acteurs, plus ou moins efficace selon les acteurs, ne transcendera rien d’autant qu’avec le choix de la version originale, dire est aussi important que chanter même si les dialogues ont été quelque peu raccourcis.  

Peut-être aurait-on oublié tout cela en fermant un peu les yeux, si la partie vocale et théâtrale s’était avérée brillante. Mais là encore, le bât blesse fortement car la distribution déçoit. À commencer par le José de Frédéric Antoun que le rôle dépasse totalement, en ambitus, en projection, en possibilités de couleurs, en émotion (la Fleur). Il y perd son timbre, trop dans le masque, son élégance, tout ce qu’on aime en lui, et « barytonise » en forçant le ton, le trait, le naturel. Ajoutons que la mise en scène ne l’aide pas à briller. Mais alors, qu’a bien pu lui trouver Carmen ? L’Escamillo de Jean-Fernand Setti, bravache surjoué, est surtout fâché avec la ligne, les équilibres, les tenues, le rythme, la justesse de l’aigu. Rien ne semble géré dans ce chant brut et indiscipliné. La Micaëla d’Elbenita Kajtazi n’est pas une oie blanche : elle roule des patins à son José ! Mais on lui entend surtout un vibrato intense, un timbre sans vraie grâce ni rayonnement, un aigu peu séduisant et vite voilé. Reste une Mercédès fraîche, riante, autrement séduisante (Aliénor Feix), une bonne Frasquita (Norma Nahoun), un Moralès élégant (Jean-Christophe Lanièce), un Zuniga  (François Lis) fort présent et bien dessiné, un Dancaïre  (Matthieu Walendzik, irrésistible de ton) et un Remendado (Paco Garcia)  parfaits ; et des chœurs – Accentus – formidables.

Et puis il y a la Carmen de Gaëlle Arquez, très au-dessus de la mêlée, assurément, vu l’aplomb, le physique, le sens des mots, mais bien monolithique de couleurs, bien trop sombre de ton, trop emplie de mort pour la Habanera comme pour la Séguedille. Où sont charme et sensualité irrésistibles (la Chanson bohème) ? À ce timbre noir, à ce personnage trop corseté, seules les Cartes iront, bien entendu, comme un gant. Mais le chant trop construit, si peu naturel, montre aussi ici où là des fins de mots, de sons, de phrases parfois un rien incertaines, ce qui le rend moins évident qu’il ne voudrait.  

Alors, cette Carmen fêtée par le public, moins exigeant que le critique, et filmée demain pour Arte Concert, pose la question finale de la tradition et du renouveau. Ce soir, on n’aura eu ni l’une ni l’autre. Dommage.  

Pierre Flinois


NDLR : Les mouvements du rideau reproduisaient ceux effectués lors de la création.

À
 lire : notre édition de Carmen/L'Avant-Scène Opéra n° 318
Frédéric Antoun (Don José). © Stefan Brion