Salome Jicia (Tosca), Rame Lahaj (Mario Cavaradossi) et Marc Larcher (Spoletta).
© Jean-Louis Fernandez


À l’impossible nul n’est tenu. On ne fera donc pas grief à cette belle coproduction de l’Opéra national de Lorraine (avec les opéras d’Angers, Nantes, Rennes et Toulon), d’avoir réduit le Scarpia, « incarnation du mal absolu » promis par la metteuse en scène Silvia Paoli, à un flic en civil juste coupable d’exactions ordinaires. Plutôt un « mâle absolu » voué aux frustrations du coïtus interruptus : une première fois par l’irruption de son adjoint – cet animal de Spoletta (Marc Larcher), paré d’une fourrure fauve – au moment où il s’apprêtait à satisfaire son érection postprandiale aux dépens d’une servante résignée. La seconde fois, par le poignard que Tosca lui plante droit dans le cœur alors qu’il tente de la violer en levrette : de la main gauche et à l’aveugle, l’exploit est digne des plus acrobatiques suggestions du Kamasutra.

La chaleur des applaudissements qui ont salué la résurrection de Scarpia (Daniel Miroslaw), après le noir final, ont confirmé qu’avec une voix puissante et une belle présence scénique, les méchants gagnent toujours la faveur du public.

Faveur partagée équitablement avec la touchante soprano géorgienne Salome Jicia (Tosca), amante fragile plus que diva extravagante, et l’impeccable Mario, frimeur héroïque et tendre, du ténor kosovar Rame Lahaj : trois jeunes artistes de haut vol, novices dans leurs rôles, ce dont on ne se douterait pas tant ils se les sont appropriés. La direction d’acteurs fluide et naturelle de Silvia Paoli n’y est sans doute pas étrangère.

Pour le chef invité, Antonello Allemandi, familier des ouvrages de Puccini depuis sa Turandot nancéienne (en 1988), Tosca, abordée un peu plus tard, reste une première, en ce sens qu’il dit n’avoir jamais rien eu à modifier dans sa direction. À raison, sans doute car, à la tête d’un orchestre attentif, donc malléable et réactif, il excelle à conjuguer les exigences du rythme dramatique, le confort vocal des chanteurs et la multitude de détails savoureux de la partition, fresque musicale et mosaïque.

Voilà pour l’essentiel. Mais l’opéra reste un spectacle et, à la simplicité suggestive des décors d’Andrea Belli, aux costumes symboliques de Valeria Donata Bettella rehaussés par les lumières de Fiammetta Baldiserri, la mise en scène est là pour « réparer des ans l’irréparable outrage » en faisant saillir de l’ouvrage centenaire l’actualité qu’il a conservée. Silvia Paoli a pris, elle aussi, le parti de la sobriété. Ainsi, pour ajouter du mouvement et susciter un léger malaise, le Sacristain (Daniele Terenzi) s’adresse moins à Mario qu’à une nichée d’enfants de chœur turbulents qu’il gourmande ou cajole tour à tour.

Même ambiguïté au deuxième acte où Scarpia, servi par d’accortes nonnettes, dévoile ses pensées muettes aux monsignori qu’il reçoit à souper. Glissé parmi eux, le gendarme Sciarrone (Jean-Vincent Blot), se trahit par la gloutonnerie avec laquelle il se repaît d’une volaille dont la carcasse, au centre de la table, ne doit pas dresser par hasard une cuisse vers le ciel. Dans le même ordre des images subliminales, la pourpre cardinalice annoncerait (?) les futurs flots d’hémoglobine. Autre possible sous-entendu : Mario affiche, au dernier acte, une blessure sur la poitrine qu’on n’avait pas remarquée au sortir de son interrogatoire : la trahison de Tosca lui aurait-elle percé le cœur ?

On s’explique moins l’exécution de Mario au revolver, par Spoletta, à la barbe du peloton de sbires muets, noirs comme l’encre, si efficacement chorégraphiés d’acte en acte (par Rosabel Huguet) comme une bande de scorpions. Pourquoi, enfin, Tosca se tire-t-elle une balle dans la tête au lieu de franchir théâtralement le parapet de la tour ? Peur de rebondir sur le réceptacle, comme il est arrivé, à la vue du public ?

Pertinents ou gratuits, ces apports au livret restent du domaine des bonnes intentions qui ne se dévoilent qu’après réflexion… En revanche, la mise en scène inopinée d’une Crucifixion, en contrepoint du Te Deum, est une trouvaille flamboyante, bien accordée au ton de la pièce de Victorien Sardou. Ce tableau vivant, richement coloré dans le goût italien et devant lequel Scarpia se couche comme pour une ordination, ne révèle ni n’infirme la bigoterie (feinte ?) du personnage mais, dans un spectacle voué au gris. Mieux encore, cette note de lumière est aussi bienvenue que celles dont Puccini a généreusement nourri sa partition la plus sombre.

On touche là au mystère d’un chef-d’œuvre dont la portée réside davantage dans ces moments de grâce où le compositeur semble prendre le drame à contrepied, que dans les instants paroxystiques où la musique courrait le risque d’être redondante avec des situations ou des péripéties assez tragiques en elles-mêmes.

Gérard Condé

À lire : notre édition de Tosca/L'Avant-Scène Opéra n° 11

Rame Lahaj (Mario Cavaradossi) et Salome Jicia (Tosca). © Jean-Louis Fernandez