Pretty Yende (Manon)


Enfin Manon revient en majesté à l’Opéra de Paris ! La production de Coline Serreau en 2012 nous avait laissé un goût amer, celle de Vincent Huguet est tout au contraire appelée à rester, par sa beauté visuelle comme par son élégance dramaturgique.

L’action se coule avec naturel dans les années vingt, dont la « folie » (entre bals masqués mondains et cabarets interlopes) masque à peine le souvenir de la mort (et la menace de son retour). Tout au plus regrettera-t-on que celle de Manon soit poussée à bout en un peloton d’exécution dont la nécessité n’est pas évidente. Les décors d’Aurélie Maestre et les costumes de Clémence Pernoud sont judicieusement complémentaires : aux premiers la géométrie froide de l’Art déco, aux seconds (luxueusement nombreux et dignes d’un musical) la fantaisie débridée d’une mode en pleine révolution – n’y manque pas une aigrette, pas un sautoir, pas un chapeau cloche. Leur palette toujours harmonieuse varie selon les actes « choraux » : pastel à Amiens, flashy au Cours-la-Reine (avec un lever de rideau en tableau vivant que Vincent Huguet semble avoir emprunté au Saül de Barrie Kosky), noir et blanc « jazzy » à l’Hôtel de Transylvanie. Un vrai petit traité d’esthétique visuelle, et une façon de rapprocher Manon de Lulu… ou de Joséphine Baker, laquelle s’invite aussi avec charme dans des intermèdes meublant les précipités. Saluons au passage les lumières subtiles de Bertrand Couderc, avec de beaux effets de lointain, et les chorégraphies espiègles de Jean-François Kessler, pour un ballet heureusement conservé.

L’un des seuls bémols de la soirée portera sur le vaisseau Bastille qui, décidément, est bien moins pertinent que Garnier pour être l’écrin de ce Massenet raffiné, dont les fulgurances d’intensité ont la précision de l’eau-forte plutôt que de la grande fresque. Aujourd’hui comme en 2012 avec Natalie Dessay, la salle met à mal l’adéquation de l’interprète principale au rôle-titre : Pretty Yende a de Manon la candeur et la sincérité (l’actrice est d’ailleurs incroyablement sensible, parfois bouleversante), les aigus brillants cascadant en rire ingénu, mais pas l’idiomatisme absolu (le passage du parlé au chanté fait hiatus) ni le bas-médium ou le grave, au risque de disparaître sous un orchestre que Dan Ettinger mène avec une verve spirituelle mais au prix de déséquilibres périlleux pour le plateau vocal – un problème qui se réglera peut-être lors des représentations ultérieures. Elle convainc, éblouit et nous touche quand il le faut, sans remplir pourtant exactement tout le rôle vocal.

À la verve de l’Orchestre répond celle du Chœur, aussi dynamique que dentelé dans sa mise en place, et dont les déplacements sont d’ailleurs réglés avec subtilité. Le reste du plateau vocal est majoritairement francophone et nous offre une soirée de beau chant – même si l’accent de Roberto Tagliavini ressort d’autant plus qu’il s’associe à la seule vocalité un peu trop grossie de l’équipe. Parfait Guillot de Morfontaine de Rodolphe Briand, qui dessine le personnage avec esprit ; Brétigny très exact (et la mise en scène le « soigne » particulièrement !) quoiqu’un peu court de projection de Pierre Doyen ; trio de Filles (Cassandre Berthon, Alix Le Saux, Jeanne Ireland) savoureux ; Hôtelier idoine de Philippe Rouillon ; et l’ample Lescaut de Ludovic Tézier, dont le timbre riche s’épanouit pourtant moins dans cette écriture kaléidoscopique que dans le phrasé de violoncelle des barytons Verdi. Au sommet l’on placera le Des Grieux de Benjamin Bernheim, miracle de style et d’élocution (c’est l’opéra-comique dans sa définition même, où chant et parole paraissent découler l’un de l’autre), d’incarnation investie sans outrance, de chant raffiné (qu’il soit mezza voce ou falsetto, effets toujours amortis dans la phrase) qui n’exclut en rien le panache quand le drame déborde.

Une réussite enthousiasmante.


Chantal Cazaux

À lire : notre édition de Manon, L’Avant-Scène Opéra n° 123



Pretty Yende (Manon) et Benjamin Bernheim (Des Grieux)
Photos : Julien Benhamou / Opéra national de Paris