Julia Bullock dans Zauberland

Le spectacle que propose le Théâtre des Bouffes du Nord est un double défi : celui de l’alliance entre le Dichterliebe de Schumann et la création contemporaine, puisque Bernard Foccroulle a composé un autre cycle de mélodies (sur des poèmes en anglais de Martin Crimp) destiné à dialoguer avec celui de Schumann ; celui du récital mis en scène, puisque Katie Mitchell ajoute son travail à celui de Julia Bullock et Cédric Tiberghien. La soirée qui en résulte est étrangement déséquilibrée.

D’une part, parce que Julia Bullock ne possède ni l’idiomatisme allemand indispensable à l’interprétation (et à la compréhension par le public) des lieder de Schumann, ni la variété de coloris nécessaire pour nimber les mots et leurs images, ni enfin le médium susceptible de soutenir les pièces les plus marmoréennes du cycle (Im Rhein est sans assise, Ich grolle nicht accuse un poitrinage irrégulier). La frustration pour l’amoureux de ce répertoire est grande, d’autant que le piano de Cédric Tiberghien réalise des merveilles de transparences alternant avec une belle puissance architecturale. La soprano paraît en revanche à son aise dans l’écriture vocale déployée par Foccroulle, plus lyrique et mobile, contraignant moins son émission en des lignes centrales et lui permettant une meilleure éloquence dans les textes de Crimp.

D’autre part, parce que la mise en scène de Katie Mitchell est à la fois maniériste à l’excès (mouvements au ralenti, objets en vitrine confinent désormais au tic) et asphyxiante, imposant un cadre narratif et interprétatif (explicité par le programme de salle) profondément réducteur face à l’universalité des poèmes de Heine ou à l’ellipse volontiers convoquée par ceux de Crimp. Quid de cet imaginaire que l’exercice du lied doit libérer de façon singulière en chaque auditeur ? Là où un William Kentridge – pour prendre un exemple récent – avait proposé un contrepoint visuel très ouvert au Winterreise de Schubert (Aix-en-Provence, 2014), Katie Mitchell assène un sens à coup de ballet d’accessoires (faux ventre de femme enceinte, arbre en pot, oiseau artificiel, bidon d’essence et briquet, etc.), de mises en situation (les lits roulants, chaises et autres parois vitrées vont et viennent sur le plateau), de pantomimes (quatre comédiens sont en charge des changements très rapides de « tableaux »), moins stimulant que simplement perturbant : on n’en peut mais des changements de costumes imposés à Julia Bullock, sans égard pour la musique, de même qu’on s’interroge sur cette interprète-personnage totalement agie par la mise en scène plutôt qu’actrice de son dit – un comble pour la féministe Mitchell.

On préférera rester sur l’heureuse découverte du cycle signé Bernard Foccroulle, dont les liens avec celui de Schumann sont très discrètement tissés au piano (un arpège en réminiscence déformée ici, un chant caché aux voix intérieures là, une percussivité en piliers de cathédrale ailleurs) et qui offre un voyage intérieur aussi intense que poétique – et, pour les interprètes, l’occasion d’un piano allant du diaphane au tellurique ou d’une vocalité à l’expressivité volubile et infiniment prenante. On attend avec impatience avril 2021, date à laquelle, après une longue tournée sous sa forme actuelle, Zauberland pourra être exécuté en concert : avec pour horizon l’infini des possibles. C’est ainsi qu’on aurait préféré en faire la première rencontre.

Chantal Cazaux


Photos : Patrick Berger