OEP355_1.jpg
Les Carmélites – au centre, Sœur Constance (ici, Sandrine Piau).

 

En cette année de cinquantenaire de la mort de Francis Poulenc, Paris devait bien proposer une nouvelle production des Dialogues des Carmélites. C’est le Théâtre des Champs-Elysées qui s’en charge, accompagnant les représentations d’une exposition sur la création de l’ouvrage et en confiant la direction musicale à Jérémie Rhorer.

A la tête du Philharmonia Orchestra, le chef trouve une pâte sonore riche et propre à servir les harmonies parfois opulentes de la partition. Sa direction précise y dessine un parcours plutôt analytique, assumant les silences qui articulent les blocs de discours de la partition, émaillé parfois de quelques imprécisions (surtout au premier acte) mais où la polyphonie vocale, si singulière dans cet ouvrage, est finement travaillée (bel ensemble choral préparé par Alexandre Piquion).

La distribution est en partie remarquable, en partie inégale. Le chant français le plus noble est représenté par Véronique Gens (diction de tragédienne et maintien presque trop aristocrate pour Madame Lidoine) et par Philippe Rouillon (Marquis de La Force las mais non chenu, d’une vigueur encore superbe). Malgré son timbre nasal et son volume réduit, Topi Lehtipuu dessine finement un Chevalier de La Force aussi complexe que juvénile. Sophie Koch est une Mère Marie de l’Incarnation au chant ample – au point de compromettre sa diction – et au jeu pénétré. Seule vraie défaillance du cast, Rosalind Plowright (Madame de Croissy) indispose profondément pendant sa première scène tant l’émission est désormais hétéroclite, faisant de son bas-medium (le cœur de la tessiture du personnage, hélas) un kaléidoscope de sons pincés, gutturaux ou tubés. Ce matériau difficilement supportable devient pourtant presque l’allié de l’interprète pour sa scène d’agonie, rendant poreuse la frontière entre chant, parole et cri, halètement de terreur et raucité de douleur. Sa mort est véritablement prenante, accrochée-crucifiée dans son lit suspendu à la verticale (scotchante vue en plongée utilisée par Robert Carsen dans The Turn of the Screw ou Rusalka). Les deux triomphatrices de la soirée sont Patricia Petibon (Blanche de La Force), tessiture aisée de bout en bout et projection magistrale, incarnation exemplaire tour à tour habitée ou désolée, et la Sœur Constance de Sabine Devieilhe (remplaçant à son tour Sandrine Piau après Anne-Catherine Gillet à la première), voix d’ange et de lumière à la pureté toujours sensible. Excellents « petits rôles » à commencer par les apparitions multiples de Mathieu Lécroart ou par le Père confesseur de François Piolino.

Pour sa troisième mise en scène de la rentrée (après Alceste et Aida pour l’Opéra de Paris), Olivier Py, catholique affirmé, s’attache enfin à cette partition cruciale en ce qui concerne la question de la foi – et, avec elle, celles du renoncement au monde, de la peur et de la mort. Ayant annoncé qu’elle serait sa dernière mise en scène lyrique pendant le temps de sa direction du Festival d’Avignon, il « part » sur un éblouissement.

Dépouillement et simplicité régissent la scénographie de Pierre-André Weitz, ses costumes grisés et son décor-boîte de bois noir, vivant des lumières admirables de Bertrand Killy qui le transpercent ou le poétisent tour à tour. Un approfondissement progressif de la perspective pour dire le cheminement vers la mort, un tournoiement vertigineux des parois pour suggérer la révolution d’un monde en ébullition : comme souvent chez Weitz et Py, de grands principes clairs et nets sont à l’œuvre, expressifs autant que réflexifs, cette fois magnifiés par une économie des moyens (en tout cas visibles) nécessaires à leur mise en œuvre. La Passion des Carmélites égrène au fil du temps un chemin de croix fait de tableaux vivants : une Vierge à l’enfant, une Crucifixion, une Cène… L’imagerie assume ici une naïveté originelle. Entre ces stases, les personnages débattent et se débattent selon une direction d’acteurs fouillée et précise : l’amour complexe d’un frère et d’une sœur, l’agonie sans recours d’une âme perdue, la joie pure de Sœur Constance, le reste de fierté de classe de Sœur Marie… tout est dit parfois d’un geste esquissé, d’un contrepoint discret. Même le « péché mignon » d’Olivier Py (l’inscription dans le décor de slogans ou concepts clés) trouve ici un sens nouveau et pertinent, quand la « liberté » et l’« égalité » revendiquées par les révolutionnaires s’avèrent réalisées « en Dieu » par les Carmélites. Manque pourtant encore, dans ce monde de Terreur, la fraternité… C’est le dernier tableau, pudique comme matines, qui nous l’offre – sans même le dire ou l’écrire –, et touche ainsi au sublime : donnant la mesure de l’au-delà, un ciel étoilé transfigure l’exécution en martyre et le martyre en communion fraternelle. De cette scène saisissante dans maintes mises en scène, Olivier Py fait une scène de joie et de commencement. Et instille alors la question de l’espoir, même chez le chroniqueur agnostique…

C.C.

Lire aussi notre édition des Dialogues des Carmélites : L’ASO n° 257

et notre volume consacré à Opéra et mise en scène. Olivier Py : L’ASO n° 275


OEP355_2.jpg
Patricia Petibon (Blanche de La Force). Photos : Vincent Pontet / WikiSpectacle