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Grétry, par Elisabeth Louise Vigée-Le Brun


Écouter Andromaque le lendemain de Dardanus, le choc est rude, la chute profonde – du chef-d’œuvre altier d’un des suprêmes génies de la musique à l’unique tentative, peu convaincante et d’ailleurs jamais répétée, d’un aimable petit maître de l’opéra-comique, au métier plutôt incertain, dans un genre – celui de la tragédie lyrique – dépassant visiblement ses possibilités. C’est le Centre baroque de Versailles qui a demandé à Hervé Niquet et à son Concert Spirituel de tirer de l’oubli l’Andromaque de Grétry, plus jamais jouée depuis sa création en 1780.

Commande de l’Académie royale de Musique, l’œuvre était achevée depuis deux ans, mais sa première représentation eut lieu après celle de deux chefs-d’œuvre d’une tout autre envergure. L’un illustre, l’Iphigénie en Tauride de Gluck, l’autre aujourd’hui inconnu, mais qu’il me semble urgent de remonter, car cet Amadis de Gaule de Jean-Chrétien Bach (sur le livret remanié de l’Amadis de Lully et Quinault) est un extraordinaire chef-d’œuvre, véritable chaînon manquant entre les derniers grands Rameau et l’Idoménée de Mozart. On n’en dira hélas pas autant de la partition de Grétry, qui dure la moitié de celle de Dardanus… et paraît deux fois plus longue, tant elle est faible et conventionnelle. La pièce sublime de Racine a été réduite en octosyllabes guillerets par un certain Guillaume Pitra, qui n’a même pas été fichu de conserver sans le mutiler le célèbre vers «  Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ? » (on rêve à ce qu’en aurait tiré Rameau). Au lieu du dénouement abrupt de Racine, summum d’horreur tragique, nous avons un divertissement nuptial un peu étiré. Visiblement, nous sommes plus du côté du Petit Trianon que de la Grèce antique, ce qui convient d’ailleurs fort bien à la modeste muse de Grétry, dont on ne s’étonne pas qu’il ait été le compositeur préféré de Marie-Antoinette. Il orne ce qui reste du texte de Racine de jolies et oubliables mélodies, ne possédant absolument pas le souffle et la continuité nécessaires à la tragédie, la musique ne correspondant guère au sens des paroles. Mais il y a plus grave : Grétry avouait que Dardanus lui inspirait un profond ennui, et redoutait comme son ami Jean-Jacques Rousseau, autre adversaire de Rameau, tout excès de science dans l’écriture. Grétry possède plus de joliesse mélodique que de métier, son harmonie est pauvre, parfois fautive (quintes et octaves parallèles), sa polyphonie inexistante, son orchestration, au-delà de quelques jolies trouvailles (les trois flûtes accompagnant Andromaque – mais leur effet constamment répété s’émousse vite), maladroite et rudimentaire, jusque dans de soudains fracas de trompettes et timbales. Il y a quelques moments assez attachants, telle la première apparition d’Andromaque au premier acte, mais jamais l’inspiration ne se maintient au-delà de quelques instants, elle est trop courte de souffle. On ne s’étonne guère que l’œuvre soit tombée dans l’oubli, mais il fallait évidemment la ressusciter pour vérifier qu’elle le méritait.

En version de concert, il n’y a que la musique pour captiver notre attention durant cette petite heure et demie, et elle est par trop insuffisante. Au moins l’interprétation était-elle de fort belle qualité, moins au niveau de l’orchestre (des hautbois tremblants à la justesse incertaine, quelques couacs sans doute inévitables aux trompettes) qu’à celui des voix. Car les forces conjuguées des chœurs du Concert Spirituel et des Chantres du Centre baroque de Versailles ont fourni une prestation impeccable, et les solistes étaient de très belle qualité. Karine Deshayes est une Andromaque sobre et émouvante, d’une grande noblesse, et Maria Riccarda Wesseling, au mezzo corsé et riche, essaie de mettre dans les fureurs d’Hermione toute la passion qu’elle peut, mais que la jolie musique de Grétry ne lui permet guère d’exprimer. De même, on sent que le puissant baryton du Grec Tassis Christoyoannis ne trouve pas dans le rôle dévolu à Oreste l’intensité dramatique lui permettant de déployer son tempérament. L’éclatant ténor de Sébastien Guèze, originaire de Nîmes et que j’ai applaudi plusieurs fois à l’Opéra de Marseille, trouvait une matière plus à sa mesure dans le rôle de Pyrrhus, sans doute le plus intéressant des quatre retenus par le livret (les autres personnages de la tragédie de Racine ont été supprimés). Sans doute encore subjugué par les splendeurs de Dardanus de Rameau entendu la veille à Lille, peut-être ai-je été exagérément sévère pour l’aimable Grétry. Car je dois à la vérité de mentionner que la soirée du Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, dont c’était le spectacle de gala pour son quatre-vingtième anniversaire, s’est achevée sur un rare triomphe de la part d’un public enthousiaste, transporté par une musique qui, quelles que soient ses qualités ou ses faiblesses, n’avait une fois de plus rien de baroque : Mozart composait alors Idoménée, un Himalaya face à la modeste colline du maître liégeois…

H.H.