Sophie Marilley (Elle), Jean Manifacier (Lui), Maud Ryaux (Première Servante), Laetitia Ithurbide (Seconde Servante), Ivan Thirion (le Maharadjah), Olivier Dumait (l'Interprète), Frédéric Bang-Rhouet (le Baron), Patrice Laulan (le Maître d'hôtel), Chœur et Orchestre Régional Avignon-Provence, dir. Samuel Jean (2014).
CD Actes Sud 1. Distr. Actes Sud.

Une coquette de vingt ans qui cumule sans vergogne les largesses d'un Baron et d'un Maharadjah, tombe amoureuse d'un jeune inconnu dont elle a chapardé le portrait chez un photographe. « Elle » espère qu'il viendra le récupérer, or ce n'est pas « Lui » mais un homme aux tempes grises qui se présente. Il est charmant et l'assure que, si elle donnait un bal masqué, le jeune homme y viendrait. Fait et dit : tandis que ses servantes se font passer pour leur maîtresse auprès des deux barbons, Elle se donne à Lui dans le noir. Le monsieur de 40 ans et celui de 20 ne faisant qu'un, évidemment, ce sera pour Elle une autre façon de fredonner « J'ai deux amants, c'est beaucoup mieux »...

Cette chanson cynique, qui trotte dans toutes les têtes (ou sur YouTube, au besoin) dans l'interprétation d'Yvonne Printemps, ne se fait guère attendre : c'est le second numéro de cette comédie musicale sur un livret de Sacha Guitry créée en 1923. On ne tarde donc pas à être rassuré : avec une voix assez différente, plus ronde et plus ambrée, Sophie Marilley est chez elle en Elle, tant dans cet air que dans « Mon rêve » ou les Couplets du charme et dans les dialogues. Jean Manifacier (Lui, rôle parlé) ne cherche pas à imiter Guitry, mais il en a l'éloquence enjôleuse et l'on y croit sans y être forcé. Les deux Servantes sont parfaites avec cette pointe de prosaïsme qui les distingue. Si le personnage du Maharadjah ne laisse d'autre latitude à la basse bouffe que de se monter exotique (Chant birman) ou brutal, le Baron d'Agnot dévoile tout un éventail de nuances (notamment dans le Tango chanté et la Chanson des bonnes). Le petit rôle de l'Interprète prend du volume l'espace de ses couplets grivois et de la recette du koutchiska menés d'une voix légère par Olivier Dumait.

La partition de Messager, sous un voile de simplicité « années 20 », révèle une subtilité d'écriture savoureuse ; la direction de Samuel Jean, souple et vive, ne laisse rien ignorer des contrepoints et des alliages d'une orchestration un peu canaille où le piano se fond dans l'orchestre. Dans les dialogues, les vers libres de Guitry, riches de jeux de mots, de préciosités et de clins d'œil, souffrent à peine, ici et là, de syllabes avalées, de liaisons ignorées, car ils ont dû être sérieusement travaillés en amont pour couler si bien. Les petites coupures ne laissent pas de regrets, d'autant que le livret est publié intégralement. Ce premier volume d'une collection qui s'annonce sur « l'œuvre chanté de Sacha Guitry » est une réussite complète, et d'autant plus remarquable que les vraies exigences du genre, souvent méconnues, sont satisfaites comme rarement.

G.C.