Joyce DiDonato (Arden Scott), Ailyn Pérez (Tatyana Bakst), Frederica von Stade (Mrs. « Winnie » Flato), Nathan Gunn (Sid Taylor), Anthony Roth Costanzo (Roane Heckle), Kevin Burdette (Eric Gold / Fantôme de Vittorio Bazzetti). Orchestre et chœur de l’Opéra de Dallas, dir. Patrick Summers ; mise en scène Jack O’Brien, Réalisation Aaron Butler (Opéra de Dallas, 2015).
DVD Erato 019029 5157470. Distr. Warner Classics. Durée 158 minutes, Notice anglais-allemand-français, sous-titrage en anglais seulement.

Déjà au disque, The Great Scott, deuxième collaboration entre Jake Heggie et le librettiste Terrence McNally (emporté l’an dernier par la Covid-19) frappait par sa truculence, loin de de la gravité de Dead Man Walking. Sa captation vidéo rend plus manifeste encore la propension de cet opéra à pencher – ce qui n’est pas rare outre-Atlantique – du côté de l’entertainment. Ce que gagne ce spectacle en punch, en efficacité et en communication frontale avec un public qui ne risque jamais d’être déboussolé par une musique absconse, il le perd en subtilité – on ne s’attardera pas sur les « shit », « ass », « fucking », ni sur les fesses dénudées d’un dieu de l’amour oublié au bout de son câble cinq mètres au-dessus de la scène, qui enchantent le public texan –, en inventivité musicale et en profondeur.

L’idée du théâtre dans le théâtre, avec ses déclinaisons à l’opéra et au cinéma, n’est pas nouvelle, mais l’opéra secondaire est ici tellement développé qu’il fait de ce Great Scott un objet singulier. Un bon tiers de l’opéra consiste de fait en un pastiche rossino-bellino donizettien qui, en dépit de son adresse, relève de l’exercice de style et cultive une ambiguïté dont on observe avec intérêt l’effet : les scènes du fictif Rosa Dolorosa, figlia di Pompei du tout aussi fictif Vittorio Bazzetti, sont applaudies non pas par le public de l’American Opera – fictif encore – d’une ville qui pourrait, comme le suggère la présence de l’équipe des Grizzlies, être Memphis, mais bien par celui de l’opéra de Dallas en 2015. Certes, c’est la performance des excellents chanteurs dont regorge le plateau qui est applaudie, avec l’émotion dont ils sont porteurs, mais aussi la musique elle-même, manifestement prise au premier degré. En dépit d’une indéniable virtuosité d’écriture et de quelques superpositions polystylistiques aigres-douces qui rappellent un Charles Ives, le reste de l’opéra emprunte beaucoup à Bernstein et à la musique de film mainstream. Efficace, d’autant qu’elle joue avec les allusions, clins d’œil citationnels, distorsions et interférences, cette écriture impose néanmoins un traitement pas toujours léger du principe du leitmotiv (notamment l’omniprésent thème Go, go Grizzlies go), et nous vaut des airs et ensembles, dont le mémorable quatuor final, passablement guimauve.

Joyce DiDonato, dont on avait pointé les quelques fléchissements ponctuels dans l’aigu, est si charismatique et si bonne actrice – la direction d’acteurs de Jack O’Brien tire remarquablement parti du talent scénique des chanteurs –, si magnifique vocalement qu’on ne peut qu’adhérer à son rôle, fait pour elle à un point que l’on suspecte un texte inspiré de sa carrière et de ses convictions, et dans lequel son implication se nourrit manifestement de son vécu. La soprano Ailyn Pérez est parfaite en star montante de la scène lyrique, et elle campe avec beaucoup talent comique une Tatyana Bakst à l’anglais fortement russisant et dont l’inculture abyssale offre quelques répliques assez drôles. Parmi les rôles masculins assumés de façon très solide, parfois un peu trop, le contre-ténor Anthony Roth Costanzo apporte, malgré une certaine dureté, une nuance appréciable, d’autant que sa voix, qui assure souvent la médiation entre les timbres masculins et féminins, coïncide à son rôle scénique de chef de plateau œuvrant à l’harmonie de toute une équipe. Comme le chœur de l’Opéra de Dallas, son orchestre, énergiquement porté par Patrick Summers, offre une belle cohésion et on aurait aimé l’entendre, au-delà des tuttis en style pompier en partie justifiés par le pastiche et les ambiances de stade, au-delà des orchestrations conventionnelles, dans des textures plus sophistiquées.

Si l’on n’est pas rebuté par les ouvertures pot-pourri, par la philosophie en sabots – plutôt en baskets, la morale ambiante variant assez abondamment le thème « Just do it » – ou par la profusion de bons sentiments, on appréciera un divertissement bien rythmé malgré quelques longueurs, et une occasion pas si fréquente d’assister à la rencontre de la comédie musicale et du bel canto.

Pierre Rigaudière