Jennifer Holloway (Grete Graumann), Ian Koziara (Fritz), Magnús Balvinsson (Graumann) Barbara Zechmeister (son épouse), Dietrich Volle (Dr. Vigelius), Theo Lebow (Der Chevalier), Gordon Bintner (Der Graf), Iain MacNeil ( Der Baron), Nadine Secunde (Ein altes Weib), Sebastian Geyer (Rudolf), Julia Dawson (Mitzi), Bianca Andrew (Milli, Die Kellnerin), Julie Moorman (Eine Spanierin), Solistes, Choeur et Orchestre de l’Opéra de Francfort, dir. Sebastian Weigle (Opéra  de Francfort, mars-avril 2019)

Oehms OC980 (3CD). Distr. Outhere.

Coup d’essai et coup de maître, Der ferne Klang attira l’attention du gotha musical allemand après sa création par l’Opéra de Francfort le 18 août 1912. Munich reprit l’œuvre en 1914 affichant le Fritz de Karl Erb sous la baguette de Bruno Walter, puis Le Son lointain rayonna au long des années vingt, son rôle de ténor attitrant Richard Tauber alors que la redoutable partie de soprano de l’héroïne devra attendre pour trouver une interprète à sa mesure, sous l’œil implacable de Fritz Reiner, la création dresdoise, où brilla la Grete d’Eva von der Osten.

Schreker avait longuement remanié sa partition, raillée par son professeur Robert Fuchs : dix années à parfaire une œuvre à la croisée des styles, qui avouait par son orchestre évocateur (le Zwischenspiel du 3e Acte) une certaine fascination à la fois pour Puccini comme pour la nouvelle école viennoise. Il y ajouta un sens mélodique tout ultramontain, des charmes vénéneux, une touche d’exotisme pour l’acte vénitien où se fait même entendre un orchestre tzigane mené par une clarinette aux accents hongrois. Winfried Zillig assura la renaissance de l’ouvrage à Francfort en 1948, préférant la parabole de l’artiste épris d’idéal au théâtre plus mortifère des Stigmatisés. Der ferne Klang contiendrait-il la part la plus accessible du génie lyrique de Schreker ? Certainement, et Zillig réitéra en 1955 pour la radio de Hambourg, avec la Grete surprenante d’Helga Pilarczyk, reléguant un peu plus les Stigmatisés qui devront attendre jusqu’en 1979, retrouvant enfin la scène de l’Opéra de Francfort.

Preuve que le temps de Schreker est venu, Der ferne Klang, archives et nouvelles lectures confondues, cumule cinq versions (la moins accessible reste un live récent venu des Etats-Unis et dirigé par Leon Botstein). Sebatsian Weigle, qui à Francfort semble initier un cycle Schreker, en ajoute une sixième, plus complète que les précédentes, refusant les coupures d’usage qui handicapent ses rivales, écho des représentations de la résurrection de l’ouvrage sur une scène qui aura vu sa création voici plus d’un siècle. Dommage qu’on en ait que le son : le spectacle onirique de Damiano Michieletto donnait toutes ses chances à l’œuvre, mais ne boudons pas notre plaisir, le couple des amants désunis surclasse ceux des autres captations : Ian Koziara a l’élan fiévreux, la voix longue et le timbre relativement latin qui correspondent à la typologie vocale de Fritz, plus encore qu’un Thomas Moser, fleuron de l’enregistrement spectaculaire de Gerd Albrecht ; mais c’est Grete qui rend cette version incontournable. Jennifer Holloway, une Sieglinde, fait rayonner son grand instrument, incarnant aussi bien l’amoureuse déçue, la courtisane vénitienne que la rédemptrice du dernier tableau. Couple de parents indignes plus vrai que nature, nobles vénitiens finement caractérisés, l’ami Rudolf bien chantant de Sebastian Geyer, Nadine Secunde formidable dans les caméos de la Vieille femme, voilà autant d’arrière-plans qu’enveloppe l’orchestre tour à tour mordant ou onirique de Sebastian Weigle. Nous donnera-t-il demain avec autant d’attention à la lettre et à l’esprit les Stigmatisés, le Schatzgräber, Der Singende Teufel ?

Jean-Charles Hoffelé