Cyrille Dubois (Tarare), Karine Deshayes (Astasie), Jean-Sébastien Bou (Atar), Judith van Wanroij (Spinette), Enguerrand de Hys (Calpigi), Tassis Christoyannis (Arthenée), Philippe-Nicolas Martin (Altamort), Jérôme Boutillier (Urson), Les Talens Lyriques, Les Chantres du Centre de Musique Baroque de Versailles, dir. Christophe Rousset (2018).
Aparté AP208 (3 CD). 2h45. Notice en français. Distr. Harmonia Mundi.

Après le succès des Danaïdes (1784), que Gluck avait d’abord fait passer pour l’une de ses œuvres, Salieri donna à Paris Les Horaces (1786) et Tarare (1787). Mais peut-être vaut-il mieux parler du Tarare de Beaumarchais que de celui de Salieri : en effet, le dramaturge fit en sorte d’en superviser les répétitions (en exigeant des musiciens qu’ils jouent « moins fort », pour qu’on entende mieux les paroles) puis d’en exagérer l’impact, en prétendant, quelques années plus tard, que son livret avait anticipé, si ce n’est provoqué, la révolution française ! Il est vrai qu’on y trouve maintes sentences libertaires (« Va, l'abus du pouvoir suprême finit toujours par l'ébranler »), ce qui n’empêche pas ce drame-comédie en cinq longs actes et un interminable prologue du genre mystique (dans la lignée de celui de Titon et l’Aurore de Mondonville) de n’être qu’un salmigondis en vers de mirliton, dans lequel Beaumarchais règle ses comptes avec ses innombrables ennemis. Le sujet ? Il s’apparente à un épisode de Bip Bip et le Coyote : l’infâme sultan Atar cherche à nuire au trop heureux soldat Tarare, qui se tire de tous les mauvais pas et finit même, à l’insu de son plein gré, par s’emparer du trône. Fort prolixe et riche d’une vingtaine de personnages, le livret n’aurait pu s’accommoder d’une musique trop chargée : labile, allusive, celle de Salieri ne s’attarde jamais, esquisse un climat avant de passer au suivant, fuyant les développements et les numéros clos, multipliant les nuances instrumentales mais non pas, hélas, les grands moments mélodiques. Les auditeurs de la création l’avaient compris : « peut-être M. Salieri a-t-il été forcé de s’abstenir des moyens les plus puissants de son art pour s’accommoder aux idées si neuves et si étranges que l’auteur du Barbier de Séville avait annoncées... Ce qu’il désirait, c’est une musique qui n’en fût pas. M. Salieri ne l’a que trop bien servi. »

Pourquoi ce long préambule à notre critique ? C’est qu’il n’y a guère que l’œuvre que l’on ait ici envie de critiquer. Il sera en effet difficile d’y réussir aussi bien que Rousset qui, plein d’énergie et de versatilité, rend parfaitement justice à ce répertoire franco-italien qu’il connaît sur le bout des doigts. Mordant et vif, son orchestre, dont les violons nous semblent plus déliés qu’autrefois, le sert à merveille, réagissant au quart de tour, tandis que les Chantres de Versailles étincellent (notamment à l’Acte V). La distribution est aussi impeccable, les messieurs brillant particulièrement par leur diction, leur profération du français, si cruciale ici. Bou est un Atar au timbre d’airain, aux éclats terrifiants, Dubois un Tarare suave, prodigue en contre-notes (le bas registre est plus mat), Christoyannis un Arthenée cauteleux à souhait, De Hys un Calpigi parfois nasillard (il s’agit d’un eunuque) mais plein de verve, Boutillier un Urson cinglant, tandis que la sensuelle Deshayes joue les utilités en Astasie et que van Wanroij trousse une piquante Spinette… Cet enregistrement n’est pas, contrairement à ce qu’a laissé entendre l’éditeur, le premier de l’ouvrage, que l’on connaissait par la production Malgoire/Martinoty (DVD Arthaus, 1988, avec les excellents Crook et Lafont), ainsi que sous sa mouture italienne révisée par Da Ponte (Axur, re d’Ormus, Clemencic, Nuova Era, 1990). Il trouve aujourd’hui sa version de référence mais risque de passionner davantage les musicographes que le mélomane occasionnel...

Olivier Rouvière