Greer Grimsley (Wotan), Richard Paul Fink (Alberich), Dennis Petersen (Mime), Mark Schowalter (Loge), Ric Furman (Froh), Markus Brück (Donner, Gunther), Andrea Silvestrelli (Fasolt, Hunding), Daniel Sumegi (Fafner, Hagen), Stuart Skelton (Siegmund), Stefan Vinke (Siegfried), Stephanie Blythe (Fricka, 2e Norne, Waltraute dans Le Crépuscule des dieux), Wendy Bryn Harmer (Freia, Gerhilde, Gutrune), Lucille Beer (Erda), Margaret Jane Wray (Sieglinde, 3e Norne), Alwyn Mellor (Brünnhilde dans La Walkyrie), Jennifer Zetlan (Woglinde, l’Oiseau), Cecelia Hall (Wellgunde, Rossweisse), Renée Tatum (Flosshilde, Grimgerde), Luretta Bybee (1e Norne), Jessica Klein (Helmwige), Suzanne Hendrix (Waltraute dans La Walkyrie), Lori Philips (Brünnhilde dans Siegfried), Tamara Mancini (Ortlinde), Sarah Heltzel (Siegrune), Seattle Opera Chorus, Seattle Symphony Orchestra, dir. Asher Fisch.
AVIE Records AV 2313 (14 CD). 2013. 2h29 / 3h43 /3h50/ 4h19 soit 14h21. Distr. DistrArt Musique.

 

Prouesse, assurément : qu’une scène de moyenne importance, comme en convient lui-même Speight Jenkins, naguère directeur du Seattle Opera et instigateur de l’édition du présent coffret, puisse produire le Ring, comme le font nombre de petites scènes allemandes, et plus rarement anglaises, françaises, italiennes, ou espagnoles du même niveau… c’est déjà beaucoup. Mais que depuis 1975, date de l’événement initial, le Ring de Seattle soit devenu une institution, répétée pendant 9 ans été après été, puis de façon plus discontinue, tous les 4 ou 5 ans, c’est bien exception. Qu’on sache, l’Opéra du Rhin ou le Capitole de Toulouse, qui se sont attaqués à la même tâche, ou le Festival d’Aix, les Opéras de Lyon dans les années 70, de Nice dans les années 60 n’ont pas trouvé les moyens de la rendre répétitive, ni même fréquente, sans parler de l’Opéra de Paris lui-même. Or Seattle en est déjà à trois productions de l’œuvre, ce qui est aussi à saluer.

Elles sont toutes d’un style traditionnel, naturaliste, bien différent de ce que l’on croise un peu partout de ce côté de l’Atlantique, où règne l’Eurotrash (ndlr : terme américain péjoratif désignant les mises en scène volontiers choquantes visibles au théâtre et à l’opéra en Europe) si décrié de l’autre côté de cet océan. Les quelques photos qui accompagnent l’enregistrement du dernier en date de ces cycles, celui de 2013, le montrent à l’évidence : parois rocheuses, mousses , feuillages et troncs de pins nordiques comme sortis de la forêt voisine, dragon à écailles, mobilier Ikéarchéo-viking … on est là dans un rétro de bon aloi qu’on ne peut guère plus voir qu’aux States, mais qui convient très bien à un public fidélisé, et pour qui Seattle s’est imposé peu à peu comme un Bayreuth américain rassurant, confortable et autrement accessible que le vrai. Comparaison risquée, car même à aligner une cohorte de noms suffisamment connus pour avoir sillonné l’Europe wagnérienne, on n’a pas pour autant créé là l’Histoire et la Légende, ce que cet ultime avatar de 2013 montre bien : voici une bonne, une très bonne version du Ring, mais à laquelle manque un peu la culture profonde de ce qu’est justement le Ring. Une version qui serait peut-être assez proche de l’innocence de l’original de 1876, vu comme un premier degré de lecture - qui avait tant déçu Wagner lui-même - avant que des strates d’interprétations n’y ajoutent plus d’un siècle de sens et de contenu approfondis par l’expérience répétée de l’œuvre.

Bien sûr, il n’y a là rien à reprocher à une équipe qui fait excellemment son travail. Asher Fisch est le garant d’une authenticité de style, de ton, d’impact, sinon d’inspiration absolue, qu’un orchestre respectueux recrée sans s’y perdre, même si les moments d’exception (l’Entrée des Dieux au Walhall par exemple) montrent plus d’application que de domination du propos. Il manque aussi, sur le plateau, et cela s’entend, une direction d’acteurs qui soulève les tempêtes des sentiments, qui pousse chacun hors de soi, quitte à déraper sur le plan vocal parfois. Convenons cependant qu’on s’efforce ici d’abord et avant tout de bien chanter.

Mais dans L’Or du Rhin, cela ne suffit pas. Certes, un rien mâchonnant - mais pas plus que Hotter autrefois - et un peu handicapé par un registre aigu fragile, au point de trembloter ici et là, le Wotan de Greer Grimsley est d’une belle tenue, impérieux sinon fascinant. Il reste un peu seul, face à la Fricka matrone, un peu hors limites de confort de Stephanie Blythe, et surtout face à un Alberich (Richard Paul Fink) qui maîtrise sa ligne mais qui, à la trop bien tenir, ne fait pas de sa malédiction la dévastation personnelle et universelle qu’on y attend. Les géants manquent du creux vertigineux, Fafner d’abord, trop léger, Fasolt carrément hors sujet, et pas seulement vocalement. Loge est lui aussi bon chanteur, mais le timbre trop rentré, sans éclat, tend vers l’héroïsme sans offrir les joies d’un Windgassen, ou à l’inverse d’un Schreier ou d’un Zednik. Froh assez pâle, Donner adéquat, belle Freia conventionnelle, seule la superbe Erda de Lucille Beer impressionne vraiment.

Le ton change heureusement avec La Walkyrie. C’est que Stuart Skelton et Margaret Jane Wrey sont des chanteurs de tout premier plan. Lui a le délié, le ton ombreux, la vaillance sans crainte, le legato qui font toujours les beaux Siegmund. Aigu facile, grave généreux, héroïsme et poésie réels et attachants. Sa jumelle a le ton blessé, le timbre charnu, l’aigu clair (qui rappelle un rien Crespin), une intensité dramatique, une jeunesse vocale et un engagement qui font oublier un physique très imposant, invisible bien entendu ici. Là aussi, l’une des meilleures Sieglinde du moment. Bref, le couple fonctionne à plein. Et Andrea Silvestrelli est plus à son aise en Hunding qu’en Fasolt, la prise de son et un décor fermé l’aidant cette fois beaucoup. La direction de Fisch s’anime rapidement, pour porter au feu un acte I finalement très convaincant, même si la prise de son laisse l’orchestre trop en retrait.

L’acte II reste de haut niveau, grâce d’abord à la Brünnhilde d’Alwyn Mellor, assez exceptionnelle, à la fois fraiche et vaillante, engagée et lyrique, présente autant que prenante, et aussi jeune d’esprit que de timbre. Blythe se donne à fond, généreuse de son et de timbre, même si l’aigu est un peu tiré, et Greer Grimsley est plus intéressé par Wotan que dans le Prologue. Tant pis si le vibrato s’impose dès qu’il force l’ambitus. Le retour des jumeaux est magnifique, l’annonce de la mort puissante, la Chevauchée sonne bien épais mais n’est que naturaliste, sans dimension morbide ou extraterrestre, et s’enfonce dans le commun, entre rires et cris. Elle fait même rire le public, qui sera souvent sollicité sur cette dimension particulière du spectacle, rare chez nous. Mellor domine tout l’acte, face à une Wrey un rien tirée d’aigu pour ses adieux, et à un Grimsley relativement traditionnel, mais efficace.

Siegfried est une franche réussite, fort bien dirigé par Fisch. C’est aussi que son protagoniste principal, Stephan Vinke, qu’on a réentendu tout aussi convaincant à Munich l’été dernier, est l’un des meilleurs interprètes possibles aujourd’hui : la solidité avant tout, la capacité à aller jusqu’au bout du rôle et à aborder le duo final en parfait état. Avec la qualité d’un timbre assez sombre, sans grand éclat, mais parfaitement adapté au discours de la forge comme à l’émerveillements de la forêt, il éblouirait définitivement si un vibrato pas toujours gracieux, et quelque sons acides le faisant redonder ne ternissaient un rien une leçon quand même considérable.

Ses partenaires sont aussi au sommet. Grimsley, très à l’aise en Wanderer, Dennis Petersen, parfait glapisseur et chougneur en Mime et autrement présent que Fink, Alberich décidément sans vertige. Daniel Sumegi s’avère meilleur Fafner ici que dans L’Or du Rhin, et Jennifer Zeltan est un Oiseau parfait. On retrouve l’Erda décidément considérable de Beer et la Brünnhilde de Mellor, délicieuse de chair pour son réveil et surtout son « Ewig war ich ». Un grelot s’impose cependant dans l’extrême aigu, peu gracieux, qui rend son final un peu moins convaincant.

Le Crépuscule des dieux s’ouvre avec des Nornes peu convaincantes : la première (Luretta Bybee) vraiment pas assez sombre, et sans vrai creux, la seconde (Blythe) tirée d’aigus, Wrey seule offrant le vrai format vocal requis et le ton, mais un rien durs. Les héros reviennent, lui toujours à l’aise, sinon très frais, le côté nasal du timbre s’accentuant, elle maîtrisant autrement mieux son grelot, qui passe sans gêner dans un aigu au moelleux charnu et séduisant. Fisch a l’élégance du ton, l’emporté aussi, mais son Voyage sur le Rhin s’attaque avec une lourdeur insigne des cuivres et une poésie si absente qu’il n’est de fait que démonstratif. Les Gibichungen s’avèrent ensuite de bon niveau : Gunther traditionnel, avec de l’ambitus (Markus Brück), Gutrune de beau ton (Wendy Bryn Harmer), et Hagen au timbre un peu âgé (Daniel Sumegi) - cela correspond au personnage, en fait -, émission assez encombrée et dans le nez, et un personnage sans l’immense impact qui fait les grands néfastes.

Au rocher, la Waltraute de Blythe, voix chauffée, moins tirée, mais personnage restant seulement à la surface des choses, sans faire passer l’émotion, s’efface devant la magnificence de timbre, la luminosité et l’émotion de Mellor. Et c’est à nouveau une vaillance incontestable qu’elle fera entendre dès sa confrontation à Siegfried, gris à souhait. En fait, la splendeur de la soirée commence à ce stade. Tout l’acte II sera emporté, avec une Brünnhilde majeure, dont les éclats vengeurs et somptueux ne nuiront en rien à la beauté instrumentale, et à cette jeunesse fascinante du timbre et du personnage qui demeure intacte de bout en bout, là où d’autres se transforment aisément en harpies. Entre la battue emportée, le Gunther magnifique de mordant, le Hagen qui s’est peu à peu libéré, le Siegfried stable et puissant du serment, des chœurs excellents, on atteint vite une vraie intensité dramatique. L’acte III s’ouvre sur les rires des naïades (excellentes toutes trois), et d’un public ravi de leurs ébats. Vinke sonne clair, évident même, jusqu’à des récits au sens narratif parfait, et une mort d’un émotion sensible, émotion que Fisch parvient à conserver intacte dans l’évocation pleine de nostalgie qui suit, tout sauf tonitruante. Scène finale enfin au niveau de sensibilité, de féminité, et d’aura qu’on pouvait espérer de Mellor. Superbe !

Voici donc finalement une intégrale de haut niveau, qui rivalise sans peine avec les meilleurs Ring récents - rares sont ceux à afficher une distribution vocale de ce rang - mais ne fera pas plus qu’eux le poids face aux légendes toujours premières de la discographie des années 30 à 60. Mais croiser Alwyn Mellor, ici au disque (et surtout dans les première et troisième journées), ou à la scène, s’imposera désormais comme une nécessité pour tout vrai wagnérien.

Pierre Flinois