Naples possède sa propre version de Don Carlo, celle que Verdi révisa pour sa création au San Carlo en 1871 et qu’il vint préparer et mettre en scène l’année suivante avec une distribution de prestige dans laquelle figurait la célèbre Teresa Stolz en Elisabeth. Fidèle à l’original français, elle se déploie sur cinq actes quasiment sans variantes. Dans sa production, créée fin 2022, Claus Guth se concentre particulièrement sur le portrait psychologique des personnages et présente l’histoire du protagoniste comme la remémoration d’une longue frustration qui va le conduire à la relégation au Couvent de Saint-Just, signant déjà une forme de mort. Il le fait accompagner dans cet itinéraire par un bouffon nain, incarné par l'acteur Fabián Augusto Gomez, (rappelant ceux de la cour d’Espagne) dont les travestissements apportent à chaque scène un commentaire plein d’ironie sur cette quête du passé et la perte des illusions. Le metteur en scène fait commencer l’action là où elle s’achève. Le décor unique ‒ une simple boîte qui enferme les personnages ‒ joue la carte du minimalisme et se transforme à chaque tableau grâce aux variations de lumière et un ensemble de stalles qui permettent de gérer les scènes de couvent puis de foule. Les costumes, sans être tout à fait d’époque, évoquent toutefois l’univers corseté de la Cour d'Espagne. Seul Carlo errant dans ses souvenirs en bras de chemise semble hors de ce monde. Une vidéo récurrente évoque l’amitié de Carlo et de Posa enfants et l’image sans cesse reconduite d’Elisabeth en robe de mariée, la rencontre au premier acte dans la Forêt de Fontainebleau. Quelques touches d’humour ‒ le chœur féminin entièrement voilé comme Willys pour la Chanson du voile ou le Grand Inquisiteur psychanalysant Philippe II apportent un bref sourire dans cette vision sombre tout en camaïeu de noir et de gris. L'autodafé du troisième acte a disparu et ce sont les envoyés flamands qui sont purement et simplement égorgés sous nos yeux. Malgré les subtilités de la mise en scène, on regrette que les changements scéniques ne fractionnent trop l’enchaînement des différents tableaux. Il faut attendre les deux derniers actes pour qu’enfin les scènes intimes s’imbriquent les unes dans les autres de façon totalement évidente jusqu’aux adieux de Carlo et d’Elisabeth qui pendant « Tuche le vanità » se suicide en avalant des barbituriques.
Dans le rôle-titre, Piero Pretti campe un personnage fragile et tourmenté très convaincant. Le timbre n'est guère séduisant, voire un peu étroit, mais la vaillance et l'investissement sont au rendez-vous. Passé quelques problèmes de justesse dans les scènes mondaines du deuxième acte, Gabriele Viviani prête une belle carrure à Rodrigo et délivre une scène de mort « debout » magnifique. Remplaçant Ildar Abdrazakov initialement prévu, John Relyae ne démérite pas et campe un Philippe autoritaire et puissant et Alexander Tsymbalyuk un imposant Inquisiteur. La basse sombre du moine de Giorgi Manoshvili n'a rien à leur envier en termes de profondeur et donne beaucoup de crédibilité au fantôme de Charles Quint. Du côté féminin, la haute silhouette de Rachel Willis-Sørensen domine le plateau et donne à Elisabeth cette dignité pathétique qui caractérise son personnage sacrifié. Son investissement est à la hauteur des qualités vocales de l'interprète. La voix ambrée de Varduhi Abrahamyan communique toute la sensualité et la violence d'Eboli mais la mezzo manque un peu de mordant dans la vocalise. Du côté des petits rôles, on retient le Tebaldo d'une remarquable clarté de Maria Knihnytska et l'excellent Comte de Lerma de Ivan Lualdi. L'ensemble de la distribution n'appelle que des éloges. La direction d'Henrik Nánási porte les quatre heures quarante (moins deux entractes de trente minutes) de cette représentation sans la moindre faiblesse à la tête d'un orchestre de grande classe et d'un chœur absolument impeccable. L'ensemble forme un spectacle où la sobriété visuelle sert remarquablement le climat introspectif de cette œuvre si originale dans la production de Verdi.
A.C.
Don Carlo est à l'affiche du Teatro San Carlo jusqu'au 31 janvier.
(c) Luciano Romano