Succès de Victorien Sardou incarné en scène par Sarah Bernhardt, Fedora impressionne dès 1882 le jeune compositeur Umberto Giordano, qui reçoit en 1896, après le triomphe d’Andrea Chénier, l’autorisation du dramaturge pour en écrire l’adaptation lyrique, créée en 1898.

Dans une Russie tsariste sclérosée, où attentats et règlements de comptes sont monnaie courante, le comte Loris Ipanoff venge son honneur en assassinant le prince Vladimir Andreïevitch, fiancé de Fedora. Celle-ci jure d’obtenir réparation, elle suit donc Ipanoff jusqu’à Paris, obtient ses aveux, le dénonce à la police impériale – en impliquant le frère du comte , puis mise en présence de la preuve du « bien-fondé » de l’assassinat  le prince Vladimir avait pris pour maîtresse la jeune épouse d’Ipanoff et se fichait comme d’une guigne de sa future épouse – elle tombe éperdument amoureuse de celui qui est devenu à ses yeux un valeureux justicier. Au dernier acte, les deux amants filent le parfait amour au grand air des Alpes suisses, jusqu’à ce que Fedora puis Loris apprennent que le frère et la mère de ce dernier ont péri à cause de la dénonciation. Le mâle comte n’est pas aussi prompt au pardon que son amante, et sa mansuétude n’intervient qu’après avoir maudit, avec force brutalité, la dénonciatrice qui, de honte, s’est empoisonnée.

Sentiments exacerbés, confrontations, honneurs bafoués, aveux, vengeance… le livret propose une palette dramatique à ne pas mettre entre toutes les mains. En effet, la partition fut créée par Gemma Bellincioni et Enrico Caruso, immenses chanteurs, mais aussi acteurs de grand talent, capables – à l’image de Sarah Bernhardt – de composer des personnalités d’envergure. Or, la partition doit être aidée, car si l’ensemble baigne dans un mélodisme séducteur, rares sont les moments où l’intensité musicale se concentre, même si l’intérêt va croissant tout au long de la soirée. Le principe du dialogue en musique, d’un parlando continu qui bascule à loisir dans le lyrisme le plus renversant, n’est pas animé ici de la même invention que chez Puccini : le principe est bien rôdé mais les moyens ne se renouvellent pas. Par conséquent, la charge qui pèse sur les épaules des interprètes est d’autant plus grande. Ainsi c’est d’abord à travers les échanges vifs et bien caractérisés entre les comprimarii que se noue le lyrisme de la pièce, même si parmi eux, seul le cocher compte un air en propre.

Malheureusement, à Genève les voix manquent, et plus encore l’italien intelligible – d’ailleurs bien souvent une émission trop générique et une confusion entre son fort et projection efficace obèrent une diction qui, autrement, serait sans doute de meilleur effet.

Simone Del Savio assume le rôle versatile de l’attaché d’ambassade De Siriex, au I, il suggère le nom d’Ipanoff comme suspect, au II, il aide à le confondre, au III, il apporte les mauvaises nouvelles à Fedora tout en faisant preuve d’empathie à l’égard de Loris. Bref, le personnage est étrangement caractérisé : successivement inquiétant, hâbleur (« la donna russa »), ou fatalement amical, la diversité des affects n’en fait pas pour autant un personnage complexe, tout juste dira-t-on qu’il faut un « fort en gueule ». Del Savio est un peu trop sage, le timbre assez clair messied au seul rôle qui peut apporter un peu de noirceur et le chant manque de relief pour composer un personnage. Aleksandra Kurzak (Fedora) cultive et fabrique depuis quelques années son bas médium en assombrissant la couleur, sonore et bien projeté, tout en ayant conservé un aigu précis. Très en forme lors de cette soirée, elle donne une belle autorité à Fedora, plus femme à poigne qu’aristocrate, et donne toutefois à la mort du personnage sa couleur tragique au moyen de belles demi-teintes. Roberto Alagna est tel qu’en lui-même : la voix demeure splendide malgré l’âge et un volontarisme qui l’a conduit à chanter sans se ménager. Ainsi son timbre solaire se pare-t-il de couleurs ambrées, et la ligne vocale est toujours soutenue généreusement. En outre, il est le seul à proposer un italien parfaitement intelligible, indispensable pour la crédibilité du drame.

En fosse, Antonino Fogliani dirige avec précision, sans pathos inutile, avec énergie et subtilité, mettant en valeur les beautés de la partition. Vrai chef de théâtre, il fait attention au plateau, dirige aussi le chant et maintient la tension dramatique

La mise en scène d’Arnaud Bernard propose de raconter les déboires de Fedora comme les conséquences d’une tentative de Kompromat mise en péril par l’intervention d’Ipanoff. Une très longue séquence initiale – près de dix minutes lourdement didactiques – nous donne la définition du Kompromat (compromission par l’obtention ou la fabrication de documents compromettants) au moyen d’une recherche Google qui mène de la définition à une actualité dont une image se superpose au tableau scénique et permet (finalement) d’entrer dans le récit. On assiste donc aux ébats du prince Vladimir et de Wanda (épouse de Loris), mais cette dernière semble en réalité agir pour le compte des services secrets qui documentent amplement la scène jusqu’à ce que Loris entre et blesse le prince d’un coup de feu. Il ne décèdera pas des suites de cette blessure, mais d’un étouffement provoqué par le médecin, lui aussi à la solde des services secrets… Dispositifs d’enregistrement, présence permanente d’une agente en tailleur gris (façon Lotte Lenya dans James Bond) permettent de tirer le fil tout au long de l’opéra. Le parti pris n’apporte rien à la compréhension de l’œuvre, ne lui ôte rien, et n’empêche pas d’en saisir le déroulé ni les affects, c’est un banal gadget contextuel. On pourrait d’autant mieux s’en passer qu’Arnaud Bernard est un bon faiseur : la direction d’acteurs est habile, les lumières sont cinématographiques et créent une ambiance de thriller. Le spectacle aurait sans doute bénéficié d’un approfondissement de cet aspect-là, plutôt que d’un éparpillement dans un concept décoratif et non-opérant.

 

J.C.

Fedora est à l'affiche du Grand Théâtre de Genève jusqu'au 22 décembre 2024.


Roberto Alagna (Loris Ipanoff). (c) Carole Parodi/GTG