Pour l’édition 2024 du festival Donizetti, le titre sélectionné pour commémorer l’année 1824 est Zoraida di Granata (deuxième version, Théâtre Argentina, Rome), melodramma eroico de Bartolomeo Merelli et Jacopo Ferretti. Parmi les opéras de cette édition – Don Pasquale, Roberto DevereuxZoraida apparaît comme l’exhumation d’une programmation qui contribue pleinement à la renaissance donizettienne. Cette captivante restitution est l’occasion d’évaluer la progression donizettienne, de l’opera seria à numéros (Zoraida) vers le mélodrame romantique.

En effet, cet opéra porte l’héritage du XVIIIe siècle par plusieurs aspects. Formellement déjà, la scission entre récitatifs (Ugo Mahieux au pianoforte pour le secco) et air-cabaletta avec da capo s’y soumet. Stylistiquement, l’influence mozartienne et celle pré-romantique de Simone Mayr, professeur du jeune Gaetano, sont perceptibles. Encore faut-il rajouter l’esthétique des Lumières qui fait triompher la clémence du bon guerrier (Abenamet) plutôt que la perfidie du tyran Almuzir sous le règne mozarabe de Grenade en 1480. Cultivée dans l’opera seria du Settecento, la clémence surgit ici de l’adaptation du roman Gonzalve de Cordoue (1790), publié par le fabuliste Jean-Pierre Claris de Florian, émule de Voltaire et donc imprégné des Lumières. Entre temps, l’Espagne mauresque (mode « troubadour ») inspire plusieurs compositeurs, dont Giuseppe Nicolini (Abenamet e Zoraide, 1805) et Luigi Cherubini (Les Abencérages, 1807)

Comment présenter de nos jours un mélodrame héroïque dans lequel l’Espagne est asservie par deux factions de Maures : celle du roi de Grenade, Almuzir, en rivalité de celle Abencérage, guidée par Abenamet ?  Après le parcours de (trop) nombreuses trahisons, conspirations et le sacrifice de Zoraida libérée par Abenamet, le règne du cruel Calife et les amours du couple vertueux sont enfin pacifiés. Si cette épopée n’a pas la valeur des Aventures du dernier Abencérage de Chateaubriand (1826), le metteur en scène Bruno Ravella et le scénographe Gary McCann tournent opportunément le dos à l’orientalisme du XIXe siècle pour la transposer vers l’univers guerrier des Balkans (1990). Pour évoquer le carnage des Maures, le dispositif unique représente la Bibliothèque nationale de Bosnie-Herzégovine en ruine après son bombardement par les forces Serbes (bûcher de livres). Sobrement, la culture mozarabe se manifeste par la descente d’un panneau au décor mauresque ou d’une grille (plafond du cachot) qui scindent ponctuellement l’espace, tandis que les lumières (Daniele Naldi) projettent des azulejos au sol. Lors du lieto fine, le panneau mozarabe redescend coloré : laisse-t-il espérer une reconstruction après la politique de nettoyage culturel ? Si les publics d’opéra ont maintes fois vu des héros (Abenamet) et choristes (soldats) en treillis de camouflage, ou encore des tyrans en costume noir, cette transposition fonctionne par sa pertinence historique (renversant d’ailleurs les identités religieuses) et par la direction des protagonistes sur le terrain des opérations. Notons que cette même mise en scène présidait à l’exhumation de Zoraida au festival irlandais de Wexford (2022), mais jouée dans sa première version (1822).

Pour exhumer cette longue œuvre – plus de trois heures de musique, réparties en deux actes –, la distribution est optimale. Elle allie trois jeunes et solides interprètes du bel canto à des académiciens de la Bottega Donizetti. Incarnant Zoraida, la soprano tchèque Zuzana Marková est idéalement pourvue pour ce rôle exigeant en virtuosité comme en gamme expressive, de la tendresse amoureuse jusqu’à la détermination sacrificielle, en passant par la révolte face au tyran. Souplesse vocale (détail des coloratures dans sa Cavatine), timbre lumineux, aigus éthérés et projection solaire dessinent un portrait de femme victime mais non vulnérable, contrebalancé par la noblesse de l’attitude, vêtue d’une sage robe bleu. Fort émouvant, l’air du jardin (« All’ombra vostra, dilette piante ») diffuse subtilement l’influence mozartienne par le balancement du phrasé et le dialogue concertant avec violon, alto et violoncelle.

Face à elle, les deux prétendants s’opposent par tous les paramètres qu’offre la scène lyrique. Le ténor Konu Kim (Almuzir), despote régnant à l’Alhambra, dispose d’un timbre très coloré, un tempérament belliqueux et d’une virtuosité impétueuse qui déferle sur ses vocalises (air d’entrée). Du médium à l’extrême aigu, sa ligne de chant incisive est conduite comme un projectile (« Mi rendera piu forte », deuxième acte). Son rival, le guerrier Abenamet, est interprété par une vaillante mezzo-soprano, Cecilia Molinari, reconduisant ainsi les conditions de la seconde création de l’opéra (1824) avec la célèbre contralto Rosmunda Pisaroni. L’homogénéité des registres sert la virtuosité rossinienne tant dans  les prestations solistes que celles d’ensemble – l’affrontement avec Almuzir (premier acte), la déploration romantique de l’air du cachot enchaîné au duo amoureux (deuxième acte). Portée par une excellente articulation, la projection vocale, moins frontale que celle du ténor, se situe davantage dans l’expansion et favorise notamment la scène du duel délivrant Zoraida de la mort (« Quando un alma generosa »), avant le pardon magnanime accordé à l’usurpateur et son tortionnaire. Signalons l’impressionnant quatuor a cappella des protagonistes, qui prélude à la magistrale gradation du final du premier acte. Enfin, chaque rôle a son double ou son confident, également dotés d’un air. Si Lilla Takács (Ines) et Tuty Hernàndez (Almanzor) participent de la belle tenue de cette production, la jeune basse Valerio Morelli (Ali), tortionnaire affilié à Almuzir, est la jeune révélation par son engagement expressif et la noirceur glacée de son timbre.

Cette dramaturgie héroïque ne séduirait pas sans la direction avisée d’Alberto Zanardi à la tête de l’Orchestra Gli Originali, instruments de l’Ottocento. Dans l’ouverture développée en triptyque comme dans la puissance des récitatifs accompagnés, la sonorité orchestrale est raffinée. Cependant, de fréquents écarts de justesse, probablement imputables aux tonalités éloignées (mi majeur) pour cette facture instrumentale, minorent le rendu. Nous accordons en revanche notre coup de cœur au Chœur masculin de l’Accademia Teatro alla Scala, préparé par Salvo Sgrò. En personnifiant les Maures Zegri ou bien Abencérages, leurs nombreuses prestations creusent l’expressivité du mélodrame par un traitement plus souvent compassionnel que combattif, alors que leur contribution au final d’acte sonne majestueusement.

Paraissant dans l’édition musicale critique de la version de 1824, cette exhumation de Zoraida di Granata marque la dixième édition du Festival qui clôt la direction artistique de Francesco Micheli. Comme le festival de Wexford, celui de Bergame allie tradition et innovation : nous espérons que ce cap sera maintenu !

Prochaine représentation de Zoraida di Granata : dimanche 1erdécembre à 15h30.


S.T-L.


(c) Gianfranco Rota