En novembre 2024, le Festival Donizetti souffle ses dix bougies à Bergame, ville natale du compositeur. Chaque année, la sélection de trois opéras décline habilement un capolavoro (chef-d’œuvre) connu, une œuvre moins populaire et une exhumation. Pour cette édition, Don Pasquale, dramma buffo incontournable à l’international, paraît dans la mise en scène d’Amélie Niermeyer, précédemment créée à l’Opéra de Dijon (mai 2022).
Comment actualiser le livret de Giovanni Ruffini (1843), adaptation de celui d’Angelo Anelli (1810) ? C’est-à-dire la duperie du barbon Pasquale, manigancée par un redoutable binôme, celui du Dottore Malatesta et de la jeune Norina ? Pour cette intrigue romaine, la metteuse en scène transpose les tipi fissi (les types) hérités de la commedia dell’arte vers l’univers aseptisé d’une sitcom des seventies où les antagonismes de classe et la quête amoureuse sont tout aussi prégnants. Sur le plateau de l’élégant Teatro Donizetti, les règles du jeu social opposent donc le vieux Pasquale, nanti et concupiscent, au couple d’intrigants décomplexés, débarqués de leur bagnole pour le plumer. Entre les deux camps, le jeune Ernesto, valise en main, est l’éternel voyageur en recherche de bonheur amoureux.
Ce qui intéresse la dramaturge Amélie Niermeyer – on se souvient de sa Lucia di Lammermoor imprégnée de #metoo (Hambourg, 2021) – c’est évidemment la transformation du jeu social au fil de la fable. Comment la fougueuse SDF Norina (en short et tongs) joue la fausse ingénue pour appâter Pasquale (en mini-jupe et cornette), puis se transforme en épouse insolente et indomptable (robe en lamé or) dès la signature du contrat matrimonial ? Sur le plateau, les règles du jeu fonctionnent grâce à une tournette qui présente trois lieux emblématiques de l’intrigue : la terrasse d’une villa bourgeoise entre bar et (mini)piscine, le dos de la villa où se gare la voiture rouge du couple qui l’habite (clin d’œil à la vieille Lancia de la mise en scène de D. Michieletto à l’Opéra de Paris ?). Enfin, le coin des poubelles est bien l’envers du décor d’une société de consommation : le neveu Ernesto, refoulé, y chante sa sublime romance (deuxième acte) près du trompettiste en clodo compatissant. Plus tard, les fêtards baba cool de Norina, munis d’une banderole « Amor libero », y jetteront le mobilier de Pasquale. Les archétypes des années 70 sont déclinés à tout va. Lorsque le troisième acte est introduit par un performeur en éléphant rose, le trio de Mariachis accompagne ensuite la sérénade d’Ernesto et des invités, et les ballons en forme de cœur encadrent la luxueuse fête commandée par Norina. Pour dynamiser ce jeu divertissant, les protagonistes ne sont hélas pas tous éloquents. Les échanges manquent de tempo au vu de ce que Donizetti infuse musicalement. En outre, la faiblesse scénique du jeune interprète Malatesta déséquilibre la mécanique de duperie. Enfin, les dernières secondes intriguent le public : Norina repart seule dans sa voiture-maison, préférant donc sa liberté plutôt que la vie de couple avec son jeune amoureux. L’hypothèse est certes abrupte, mais crédible à notre époque qui raffole des road movies depuis l’imaginaire d’On the Road de Kerouac.
Quoiqu’il en soit, le pari de Francesco Micheli, directeur du Festival Donizetti, ne manque pas de générosité. Confier les rôles-clés des manipulateurs à deux jeunes académiciens de la Bottaga Donizetti : Giulia Mazzola (Norina) et Dario Sogos (Dottore Malatesta) ! La jeune soprano affiche une aisance scénique dès le premier acte – voir ses mimiques de types féminins, joués sur le toit de la voiture –, qui va de pair avec une santé et agilité vocales. Le timbre demeure charnu dans les colorature ciselées de la cavatine et du rondo. Son abattage dans les truculents ensembles vocaux – trio de la présentation et quatuor du deuxième acte, duo de la gifle – sont des atouts pour ce rôle féminin à transformation qui n’est plus celui d’une soubrette d’opera buffa du Settecento , mais bien l’affirmation du pouvoir féminin que Norina saisit à bras-le-corps face à l’époux qu’elle soumet. Avec moins d’entregent, le baryton Dario Sogos tient honorablement sa partie, cependant l’éclat (« Belle siccome un angelo ») ou encore le relief du canto buffo ne sont pas encore dans ses cordes. Les deux autres rôles sont tenus par des interprètes familiers du buffo. Pour camper le crédule Pasquale, Roberto de Candio assume la vocalité nuancée que Donizetti confiait au créateur du rôle au Théâtre-Italien de Paris (1843), Luigi Lablache, et se prête aux exercices de gym-tonic, destinés à le ridiculiser. Relevons la suavité vocale du duo Pasquello/Ernesto, la fluidité du « sillabato, note e parole » (style syllabique), mais aussi l’humanité pathétique du mari floué (troisième acte). Le ténor Javier Camarena (Ernesto) phrase le bel canto avec vaillance, mais se cantonne à la voix de poitrine (ou mixte) pour les aigus qui devraient être susurrés, notamment dans la romance « Povero Ernesto ».
À la tête de l’Orchestre du festival, le jeune chef mexicain Ivan Lopez-Reynoso démontre que l’opera buffa donizettien est loin d’être un genre épuisé. Nervosité des tempi, dosage des vents, réactivité du recitativo accompagnato, final endiablé du troisième acte : tout est frémissant. N’omettons pas la poétique prestation du trompettiste solo (Massimo Longhi) accompagnant la romance d’Ernesto sur scène. En outre, la qualité du chœur de l’Accademia Teatro alla Scala dynamise la fête nocturne, notamment par ses « tralalère » pulsés lors de la sérénade au jardin. Enfin, le choix de l’édition critique de la partition (Roger Parker et Gabriele Dotton, Ricordi) se réfère à la version originale du Théâtre-Italien de Paris (1843) et restaure plusieurs fragments, dont le duo basse/baryton du deuxième acte. Si les deux autres productions festivalières – Roberto Devereux, Zoraida di Granata – remportent la mise selon notre perception, cette version originale présente un intérêt certain.
S.T-L.
(c) Gianfranco Rota