Quinze ans après la Thaïs de Jean-Louis Pichon, l’Opéra de Saint-Étienne ouvre sa saison lyrique 2024-2025 avec une nouvelle production de la comédie lyrique en trois actes de Jules Massenet qui, dans la mise en scène de Pierre-Emmanuel Rousseau, accède à une remarquable justesse dramatique. Pour autant, l'épineuse question de la version de 1894 ou de 1898 n'est pas clairement tranchée. Mais l’œuvre bénéficie cependant de certaines pages restituées de la version originale de la création, telles que Les Amours d’Aphrodite, tableau inédit inséré au milieu du Ier acte, ou les deux entrées dansées des visions d’Athanaël au IIIe acte.

Saluons sans attendre la lecture faite par Pierre-Emmanuel Rousseau qui, se hissant au-delà de tout manichéisme, s’empare véritablement de l’œuvre et renouvelle sa compréhension. La proposition du metteur en scène offre à Athanaël une épaisseur psychologique nouvelle, où le rôle habituel de rédempteur/possesseur se colore d’une ambiguïté plus subtile encore, oscillant du fanatisme le plus terrifiant au sentiment amoureux le plus désarmant. Plus encore, le metteur en scène redonne au rôle-titre une fonction motrice au sein du déroulé dramatique. Thaïs n’est plus seulement la courtisane asservie par Nicias ou la pécheresse rachetée par Athanaël. Elle est bien plus. Elle est bien pire. Et c’est à la fois ce qui élève le propos traditionnel des metteurs en scène et ce qui terrifie et bouleverse dans la proposition de Pierre-Emmanuel Rousseau. Abusée par Nicias, Thaïs renonce elle-même à cette vie où l’apparente luxure n’est qu’un voile doré qui dissimule la pire des violences. Et tandis que résonne la délicate mélopée du violon solo, la méditation de Thaïs est celle d’une femme violée qui n’attend pas que se flétrissent les roses de ses lèvres mais se défigure elle-même pour échapper définitivement à l’asservissement de son corps. Après un premier acte réussi, la soirée prend ainsi une autre envergure, plaçant le spectateur sur le fil d’une émotion qui s’intensifie à chaque pas, notamment ceux de Thaïs et Athanaël dans le désert, où se révèle un jeu et une direction d’acteurs d’une grande et rare justesse. Également signée par Pierre-Emmanuel Rousseau, la scénographie est à la mesure du projet et fait s’alterner les luxueux salons de la courtisane et les tableaux dépouillés du refuge des cénobites, de l’oasis et du monastère, dans une esthétique transposée à l’époque de Massenet et des grandes heures des maisons closes. L’élégance est toujours de mise, autant que la clarté du propos, et l’ensemble se pare du plus raffiné vestiaire – conçu par le metteur en scène et confectionné avec le talent habituel des ateliers stéphanois – et des éclairages soignés de Gilles Gentner. Sous de tels auspices, la progression dramatique du spectacle connaît différents climax, notamment lors du ballet du IIe acte chorégraphié par Carmine De Amicis et porté par un unique et brillant danseur, Carlo D’Abramo, qui, sous les traits d’un hermaphrodite, synthétise tous les enjeux du drame et captive littéralement la salle.

Placé sous la direction de Victorien Vanoosten, l’Orchestre symphonique Saint-Étienne Loire fait vivre la partition de l’enfant du pays avec fougue autant que délicatesse. Les musiques de coulisses sont admirablement exécutées et spatialisées, et la fosse ne fait qu’un avec le plateau à chaque page chorale, chaque entrée dansée. Pleinement investi, le chef révèle au fil de la soirée une belle compréhension de la phrase Massenet, notamment dans les airs et duos où il assouplit, élargit, suspend le temps avec acuité.

La distribution vocale est en tout point équilibrée. Dès le premier tableau, Guilhem Worms offre à Palémon la profondeur de magnifiques graves et, dans l’ultime scène du monastère, Marie Gautrot est une Albine de haute tenue. Louise Pingeot s’acquitte parfaitement du rôle de la Charmeuse, quand Marion Grange et Éléonore Gagey se donnent la réplique en Crobyle et Myrtale dans des échanges agiles doublés d’un bel investissement scénique des deux interprètes. On salue tout particulièrement le Nicias de Léo Vermot-Desroches, d’un engagement vocal peu commun et d’une belle présence scénique. Enfin, assurant tous les deux une prise de rôle – Ruth Iniesta en Thaïs et Jérôme Boutillier en Athanaël – le duo de tête s’avère l’atout principal de la production. La soprano espagnole aborde Thaïs avec une aisance d’abord déconcertante, brûlant les planches dès son entrée, puis surpassant son grand air avec un contre- insolant, jusqu’à révéler peu à peu une palette finement nuancée, lui faisant gagner en intensité dramatique, particulièrement dans le tableau de l’oasis. À ses côtés, Jérôme Boutillier est tout simplement captivant par la trajectoire psychologique qu’il offre à Athanaël. Torturé, prisonnier de sa foi, obsédé par Thaïs, le personnage ne cesse d’évoluer sous une tension et un engagement scéniques admirables, avec la gageure de satisfaire à l’exigence vocale du rôle. Le baryton confirme ainsi sa place dans le paysage lyrique, particulièrement dans le répertoire français.

La réussite du spectacle repose enfin sur l’engagement des artistes du Chœur Lyrique Saint-Étienne Loire, préparés par Laurent Touche, parfaits ambassadeurs de la musique de Massenet doublés d’acteurs investis. L’Opéra de Saint-Étienne peut se féliciter de cette nouvelle production pleinement accomplie et justement acclamée par le public.


J.P.

(c) Opéra de Saint-Etienne/Cyrille Cauvet