Philippe Jaroussky (Moyses), Julia Lezhneva (Angelus), Jakub Józef Orliński (Nathanael), Bruno de Sá (Josue), Carlo Vistoli (Eleazar), David Hansen (Eliab), Les Accents, dir. Thibault Noally.
Erato (2 CD). 2024. 1h32. Notice en français. Distr. Warner.
Au fil des années 1730, Johann Adolf Hasse (1699-1783), disciple de Porpora et d’Alessandro Scarlatti, conquiert le monde lyrique : compositeur chéri de Farinelli et Metastasio, époux de la célèbre cantatrice Faustina Bordoni, maître de chapelle de l’électeur de Saxe (qui, à Dresde, entretient l’un des meilleurs orchestres d’Europe), il inonde la Péninsule d’ouvrages portés aux nues, acquiert, vingt ans après Haendel, le qualificatif de Caro Sassone et, consécration suprême pour un étranger, se voit nommé à la tête de l’un des quatre fameux ospedali vénitien, celui des Incurabili, en 1736. C’est pour cette institution que, peu auparavant, il a composé l’oratorio Les Serpents de feu dans le désert, où ses cantilènes galantes et ses torrents de vocalises se déversent avec d’autant plus de profusion que les créatrices vénitiennes étaient réputées pour leur insurpassable maîtrise, de la voix comme des instruments.
L’ouvrage, destiné à trois sopranos et trois altos, avait déjà été enregistré par Jérôme Corréas (Ambronay, 2005), qui y distribuait quatre chanteuses et un contre-ténor. Renversant la proposition d’origine, Thibault Noally, lui, ne fait appel qu’à des hommes (pour les rôles masculins des cinq prophètes) et une cantatrice (pour la partie asexuée, mais ô combien étincelante, de l’Ange). À la tête d’effectifs légèrement plus étoffés que ceux des Paladins, Noally propose une lecture orchestrale plus aboutie. Plus foncièrement « baroque » aussi, avec des tempi très contrastés (certains airs durent ici jusqu’à trois minutes de plus que dans la version précédente), des cordes d’une merveilleuse alacrité (parmi lesquelles brille, dès l’ouverture, l’instrument séraphique de Noally lui-même, ancien premier violon des Musiciens du Louvre), des récits accompagnés fulgurants, un travail sur la dynamique, l’étagement des plans sonores et la pulsation qui rend à l’écriture toute sa densité.
Le bilan vocal est moins enthousiasmant. Notamment à cause de Julia Lezhneva, remarquable pour sa vélocité et son souffle dans les pages rapides, assez insupportable ailleurs – attaquant chaque note par un portamento, agrémentant chaque tenue d’un trémolo et chaque récit d’une cadence ampoulée, son exhibition, qui réveille les tristes heures de Nella Anfuso, finit par nous donner le mal de mer. David Hansen se montre à peine plus sobre, dans une partie il est vrai tendue pour un falsettiste : on admire sa théâtralité mais certains aigus tubés restent pénibles. Défaut inverse chez le probe Jakub Józef Orliński, voix trop placide et mate pour le solo le plus dramatique de la partition, superbement enlevé par Stéphanie d’Oustrac, chez Ambronay. Quant à Philippe Jaroussky, d’une élégance sans faille dans le phrasé et l’ornementation, il peine, désormais, à faire sonner les graves de Moïse. Restent le séduisant Carlo Vistoli, timbre chaleureux et éloquence naturelle, et, surtout, le stupéfiant sopraniste Bruno de Sá : aigus célestes, ligne ferme et souple, passages et intervalles négociés sans effort, il est la grâce et la lumière incarnées. Le duo qui unit ces deux chanteurs apparaît évidemment comme le clou du disque – nous faisant regretter le disparate du reste de la distribution.
O.R